Implicature scalaire : Différence entre versions

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Qualifier ces inférences d’''implicatures'', c’est, tout d’abord, admettre que les phrases en b. ne sont pas des conséquences logiques des phrases en a., mais plutôt que ces inférences sont le résultat d’un processus pragmatique.
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Qualifier ces inférences d’''[[implicature|implicatures]]'', c’est, tout d’abord, admettre que les phrases en b. ne sont pas des [[conséquence logique|conséquences logiques]] des phrases en a., mais plutôt que ces inférences sont le résultat d’un processus pragmatique.
  
 
Paul Grice parle d’''implicatures conversationnelles'' pour qualifier les inférences qui ne tiennent pas exclusivement au contenu littéral des phrases prononcées, mais à l’interaction de ce sens littéral et d’hypothèses que le destinataire d’une phrase fait à propos de l’état mental du locuteur qui la prononce. Prenons ainsi l’exemple de l’inférence de (1)a. vers (1)b ; selon Grice, celle-ci ne montre nullement que ''ou'' a un sens exclusif plutôt qu’inclusif, parce qu’elle peut s’expliquer en attribuant au destinataire de la phrase le raisonnement suivant :
 
Paul Grice parle d’''implicatures conversationnelles'' pour qualifier les inférences qui ne tiennent pas exclusivement au contenu littéral des phrases prononcées, mais à l’interaction de ce sens littéral et d’hypothèses que le destinataire d’une phrase fait à propos de l’état mental du locuteur qui la prononce. Prenons ainsi l’exemple de l’inférence de (1)a. vers (1)b ; selon Grice, celle-ci ne montre nullement que ''ou'' a un sens exclusif plutôt qu’inclusif, parce qu’elle peut s’expliquer en attribuant au destinataire de la phrase le raisonnement suivant :
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Il est nécessaire, pour construire une théorie des implicatures scalaires, de postuler que la phrase explicitement prononcée doit être comparée non pas à toutes les phrases pertinentes possibles, mais seulement à celles qui sont, en un sens à définir, ses compétiteurs naturels. Grice et les auteurs néo-gricéens (en particulier Horn 1972, 1989, Levinson 1983, 2000, Gazdar 1979) rendent cette notion précise au moyen de la notion d’''échelle'': une échelle est une classe de termes qui se trouvent ordonnés de façon naturelle du point de vue de leur « force logique ». Un terme scalaire est un terme qui appartient à une échelle (pour éviter une confusion, il faut rappeler qu’une expression est également dite ''scalaire'', ou encore ''gradable'', si elle représente une propriété qui est susceptible d’être satisfaite à des ''degrés'' variables, comme par exemple, un adjectif tel que ''grand'' – voir la fiche [[scalarité]]. Dans l’usage qui est ici le notre, un terme ''scalaire'' est un terme qui appartient à une échelle, qu’il soit ou non gradable). On obtient les compétiteurs d’une phrase donnée, appelés ''alternatives scalaires'', en substituant à un terme scalaire un terme de la même échelle. Les implicatures scalaires sont donc une classe d’implicatures conversationnelles qui ont la propriété a) de dériver de la ''maxime de quantité'' de Grice (maxime conversationelle selon laquelle un locuteur coopératif doit donner autant d’information pertinente que possible), et b) d’être déclenchées par un terme qui est membre d’une échelle.
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Il est nécessaire, pour construire une théorie des implicatures scalaires, de postuler que la phrase explicitement prononcée doit être comparée non pas à toutes les phrases pertinentes possibles, mais seulement à celles qui sont, en un sens à définir, ses compétiteurs naturels. Grice et les auteurs néo-gricéens (en particulier Horn 1972, 1989, Levinson 1983, 2000, Gazdar 1979) rendent cette notion précise au moyen de la notion d’''échelle'': une échelle est une classe de termes qui se trouvent ordonnés de façon naturelle du point de vue de leur « force logique ». Un terme scalaire est un terme qui appartient à une échelle (pour éviter une confusion, il faut rappeler qu’une expression est également dite ''scalaire'', ou encore ''gradable'', si elle représente une propriété qui est susceptible d’être satisfaite à des ''degrés'' variables, comme par exemple, un adjectif tel que ''grand'' – voir la fiche [[scalarité]]. Dans l’usage qui est ici le notre, un terme ''scalaire'' est un terme qui appartient à une échelle, qu’il soit ou non gradable). On obtient les compétiteurs d’une phrase donnée, appelés ''alternatives scalaires'', en substituant à un terme scalaire un terme de la même échelle. Les implicatures scalaires sont donc une classe d’implicatures conversationnelles qui ont la propriété a) de dériver de la ''maxime de quantité'' de Grice (maxime conversationelle selon laquelle un locuteur coopératif doit donner autant d’information pertinente que possible), et b) d’être déclenchées par un terme qui est membre d’une échelle.
  
  
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Une seconde prédiction importante est ce que l’on nomme parfois le renversement des échelles dans les environnements ''monotones décroissants'' (voir à ce sujet, par exemple, Fauconnier 1975, 1976 et Horn 1989), c’est-à-dire les environnement dans lesquels l’inférence logique de ''et'' vers ''ou'' est invalide, tandis que celle de ou vers et est valide ; alors que la phrase « tu as vu Pierre et Paul » entraîne a-symétriquement la phrase « tu as vu Pierre ou Paul », dans les exemples qui suivent, ce sont les phrases a. (qui contiennent ''ou'') qui entraînent logiquement les phrases b (qui contiennent ''et'').
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Une seconde prédiction importante est ce que l’on nomme parfois le renversement des échelles dans les environnements ''[[monotonie|monotones décroissants]]'' (voir à ce sujet, par exemple, Fauconnier 1975, 1976 et Horn 1989), c’est-à-dire les environnement dans lesquels l’inférence logique de ''et'' vers ''ou'' est invalide, tandis que celle de ou vers et est valide ; alors que la phrase « tu as vu Pierre et Paul » entraîne a-symétriquement la phrase « tu as vu Pierre ou Paul », dans les exemples qui suivent, ce sont les phrases a. (qui contiennent ''ou'') qui entraînent logiquement les phrases b (qui contiennent ''et'').
  
 
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* Chierchia, G. 2004. Scalar Implicatures, polarity phenomena, and the syntax/pragmatics interface. in A. Belletti (ed.), ''Structures and beyond'', Oxford University Press, Oxford.
 
* Chierchia, G. 2004. Scalar Implicatures, polarity phenomena, and the syntax/pragmatics interface. in A. Belletti (ed.), ''Structures and beyond'', Oxford University Press, Oxford.
  
  
  
* Ducrot, O., 1973. ''La preuve et le dire'', Paris,  
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* Mame Ducrot, O. 1980. ''Les échelles argumentatives'', édition de Minuit, Paris.
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* Ducrot, O. 1980. ''Les échelles argumentatives'', édition de Minuit, Paris.
  
 
* Fauconnier, G., 1975. « Pragmatic Scales and Logical Structure », ''Linguistic Inquiry 6''.
 
* Fauconnier, G., 1975. « Pragmatic Scales and Logical Structure », ''Linguistic Inquiry 6''.
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* Fauconnier, G., 1976. « Remarques sur la théorie des phénomènes scalaires », ''Semantikos 1'' (3) : 13-36
 
* Fauconnier, G., 1976. « Remarques sur la théorie des phénomènes scalaires », ''Semantikos 1'' (3) : 13-36
  
* Gazdar, G., 1979. Pragmatics, Academic Press, Londres.
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* Gazdar, G., 1979. ''Pragmatics'', Academic Press, Londres.
  
 
* Grice, H. P., 1967. ‘Logic and Conversation’, typescript from the William James Lectures, Harvard University. Published in P. Grice (1989), ''Studies in the Way of Words'', Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 22-40.
 
* Grice, H. P., 1967. ‘Logic and Conversation’, typescript from the William James Lectures, Harvard University. Published in P. Grice (1989), ''Studies in the Way of Words'', Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 22-40.
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* van Rooy R., and K. Schulz, 2004. Exhaustive interpretation of complex sentences, ''Journal of Logic, Language and Information'', 2004, 13: 491-519.
 
* van Rooy R., and K. Schulz, 2004. Exhaustive interpretation of complex sentences, ''Journal of Logic, Language and Information'', 2004, 13: 491-519.
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Version du 11 août 2006 à 21:12


par Benjamin Spector

On nomme implicature scalaire un certain type d’inférence, illustré par les exemples qui suivent (dans chaque cas, la phrase b est une implicature scalaire de la phrase a) :

(1) a. Jacques a rencontré Pierre ou Paul.
b. Jacques n’a pas rencontré à la fois Pierre et Paul.
(2) a. Jacques a lu quelques-uns des livres au programme.
b. Jacques n’a pas lu tous les livres au programme.
(3) a. Ce compositeur a du talent
b. Ce compositeur n’a pas de génie
(4) a. Paul n’a pas lu tous les articles de Grice
b. Paul a lu quelques articles de Grice
(5) a. Il est possible que Jacques vienne
b. Il n’est pas certain que Jacques vienne
(6) a. Il n’est pas certain que Jacques vienne
b. Il est possible que Jacques vienne

Qualifier ces inférences d’implicatures, c’est, tout d’abord, admettre que les phrases en b. ne sont pas des conséquences logiques des phrases en a., mais plutôt que ces inférences sont le résultat d’un processus pragmatique.

Paul Grice parle d’implicatures conversationnelles pour qualifier les inférences qui ne tiennent pas exclusivement au contenu littéral des phrases prononcées, mais à l’interaction de ce sens littéral et d’hypothèses que le destinataire d’une phrase fait à propos de l’état mental du locuteur qui la prononce. Prenons ainsi l’exemple de l’inférence de (1)a. vers (1)b ; selon Grice, celle-ci ne montre nullement que ou a un sens exclusif plutôt qu’inclusif, parce qu’elle peut s’expliquer en attribuant au destinataire de la phrase le raisonnement suivant :

  • Le locuteur m’a dit quelque chose qu’il croit être vrai. Par conséquent, selon lui, Jacques a rencontré Pierre ou Paul
  • Le locuteur m’a donné toute l’information pertinente dont il dispose. Par conséquent, s’il avait pensé que Jacques a rencontré Pierre et Paul, c’est ce qu’il m’aurait dit, et il ne croit donc pas que Jacques ait rencontré et Pierre et Paul
  • Par conséquent, d’après le locuteur, Jacques a rencontré Pierre ou Paul, mais pas à la fois Pierre et Paul


Pour Grice, ce raisonnement prend appui sur le fait que les locuteurs sont censés utiliser le langage de façon coopérative, et, en particulier, obéir à certaines maximes de la conversation, comme, notamment, la maxime de qualité, selon laquelle l’on doit dire ce que l’on croit, et la maxime de quantité, selon laquelle l’on doit fournir autant d’information pertinente que possible.


De même, les inférences en (2), (3), et (4) s’expliquent par le fait que l’on peut supposer que le locuteur qui énonce les phrases en a. ne croit pas vraies les négations des phrase b. (« Jacques a lu tous les livres », « Ce compositeur a du génie », « Paul n’a pas lu d’articles de Grice »), parce qu’alors il ne se serait pas conformé à la maxime de quantité.


Cette analyse (par ailleurs proche d’analyses développées indépendamment par Oswald Ducrot), en tant que telle, est insuffisante ; notons qu’elle repose sur le fait que la phrase « Jacques a rencontré Pierre et Paul » est plus informative que « Jacques a rencontré Pierre ou Paul », au sens où la première entraîne la seconde. Mais il se trouve que la phrase « Jacques a rencontré Pierre ou Paul mais pas Pierre et Paul » est elle aussi plus informative que « Jacques a rencontré Pierre ou Paul ». On pourrait dès lors tout aussi bien prêter au destinataire de (1)a. le raisonnement suivant, avec un résultat empiriquement incorrect :

  • Le locuteur m’a dit quelque chose qu’il croit être vrai. Par conséquent, selon lui, Jacques a rencontré Pierre ou Paul
  • Le locuteur m’a donné toute l’information pertinente dont il dispose. Par conséquent, s’il avait pensé que Jacques a rencontré Pierre ou Paul mais pas à la fois Pierre et Paul, c’est ce qu’il m’aurait dit, et il ne croit donc pas que Jacques n’ait pas rencontré à la fois Pierre et Paul
  • Par conséquent, d’après le locuteur, Jacques a rencontré Pierre et Paul.


Il est nécessaire, pour construire une théorie des implicatures scalaires, de postuler que la phrase explicitement prononcée doit être comparée non pas à toutes les phrases pertinentes possibles, mais seulement à celles qui sont, en un sens à définir, ses compétiteurs naturels. Grice et les auteurs néo-gricéens (en particulier Horn 1972, 1989, Levinson 1983, 2000, Gazdar 1979) rendent cette notion précise au moyen de la notion d’échelle: une échelle est une classe de termes qui se trouvent ordonnés de façon naturelle du point de vue de leur « force logique ». Un terme scalaire est un terme qui appartient à une échelle (pour éviter une confusion, il faut rappeler qu’une expression est également dite scalaire, ou encore gradable, si elle représente une propriété qui est susceptible d’être satisfaite à des degrés variables, comme par exemple, un adjectif tel que grand – voir la fiche scalarité. Dans l’usage qui est ici le notre, un terme scalaire est un terme qui appartient à une échelle, qu’il soit ou non gradable). On obtient les compétiteurs d’une phrase donnée, appelés alternatives scalaires, en substituant à un terme scalaire un terme de la même échelle. Les implicatures scalaires sont donc une classe d’implicatures conversationnelles qui ont la propriété a) de dériver de la maxime de quantité de Grice (maxime conversationelle selon laquelle un locuteur coopératif doit donner autant d’information pertinente que possible), et b) d’être déclenchées par un terme qui est membre d’une échelle.


Exemples d’échelles : <ou, et>, <quelques, beaucoup, tous>, <bon, excellent>, <chaud, brûlant>, <talent, génie>, <un, deux, trois,…>1.


On peut alors décrire le mécanisme qui donne lieu aux implicatures scalaires de la façon suivante :

Soit A une phrase qui comporte un terme scalaire t. Soit B une alternative scalaire de A. Alors, si B entraîne a-symétriquement A (c'est-à-dire si A est conséquence logique de B, mais pas inversement), la négation de B est une implicature scalaire de A.


Gazdar (1979) propose un algorithme explicite de calcul des implicatures scalaires, lequel algorithme est un raffinement de ce qui vient d’être proposé


Que gagne-t-on à cette analyse ? Elle permet de faire deux prédictions. La première est que les implicatures scalaires sont des inférences « annulables », puisqu’elles ne résultent pas du sens littéral des phrases. Dans chacune des phrases ci-dessous, la deuxième phrase vient « annuler » l’implicature scalaire normalement associée à la première, en la niant, sans pourtant produire un sentiment de contradiction.

(7) Jacques a rencontré Pierre ou Paul. Il a même rencontré les deux.
(8) Jacques a lu quelques-uns des livres au programme. Il les a même lus tous.
(9) Ce compositeur a du talent. Il a même du génie.
(10) Pierre n’a pas lu tous les livres de Chomsky. Il n’en a pas même lu un.


Une seconde prédiction importante est ce que l’on nomme parfois le renversement des échelles dans les environnements monotones décroissants (voir à ce sujet, par exemple, Fauconnier 1975, 1976 et Horn 1989), c’est-à-dire les environnement dans lesquels l’inférence logique de et vers ou est invalide, tandis que celle de ou vers et est valide ; alors que la phrase « tu as vu Pierre et Paul » entraîne a-symétriquement la phrase « tu as vu Pierre ou Paul », dans les exemples qui suivent, ce sont les phrases a. (qui contiennent ou) qui entraînent logiquement les phrases b (qui contiennent et).

(11) a. Il est impossible que tu aies vu Pierre ou Paul
b. Il est impossible que tu aies vu Pierre et Paul
(12) a. Si tu avais vu Pierre ou Paul, tu me l’aurais dit
b. Si tu avais vu Pierre et Paul, tu me l’aurais dit.

Comme la dérivation de la lecture exclusive de la disjonction (autrement dit de l’implicature scalaire (1)b), pour l’exemple (1), tenait à ce que l’alternative scalaire de (1)a., à savoir ce qu’on obtient en substituant et à ou, est strictement plus informative que (1)a elle-même, on voit que ce mécanisme ne permet plus de dériver une lecture exclusive pour la disjonction pour (11)a et (12)a, puisque, cette fois-ci, l’alternative contenant et n’est pas plus informative que la phrase elle-même. Et, en effet, ni (11)a ni (12)a n’ont de lecture dans laquelle ou est interprété comme exclusif.


Considérons maintenant l’échelle suivante : <quelques, beaucoup, tous>. Dans les contextes les plus simples, une phrase contenant tous entraîne logiquement son alternative scalaire contenant beaucoup, laquelle entraîne son alternative contenant quelques ; pour cette raison, quelques déclenche une implicature scalaire qui le rend pragmatiquement équivalent à quelques mais pas beaucoup. Dans les contextes monotones décroissants, la situation s’inverse ; ce qui est haut de l’échelle devient l’élément le plus bas, du point de vue de la force logique. C’est ce qui se produit lorsque l’on applique une expression comme « il est impossible que » :

(13) a. Il est impossible que Paul ait lu beaucoup de livres de Grice
b. Il est impossible que Paul ait lu quelques livres de Grice

(13)a et (13)b. sont des alternatives scalaires l’une de l’autre. (13)b. entraîne asymétriquement (13)a. On s’attend donc à ce que (13)a déclenche l’inférence selon laquelle (13)b est fausse, c’est-à-dire selon laquelle il est possible que Paul ait lu quelques livres de Grice. Cette prédiction semble correcte.


Prolongements

La théorie des implicatures scalaires en termes d’alternatives scalaires s’avère plus difficile à formuler dans des cas plus complexes que ceux que nous avons mentionnés ici, notamment lorsqu’une phrase contient plusieurs termes scalaires (voir entre autres Chierchia 2004 et Sauerland 2004). Bien qu’il ne soit pas ici possible, faute d’espace suffisant, d’expliquer la nature de ces problèmes, notons deux points qui ont pris une certaine importance récemment – la distinction entre implicature scalaire primaire et implicature scalaire secondaire, et le phénomène des implicatures enchâssées.


a) implicatures primaires et implicatures secondaires


En toute rigueur, si S’ est une alternative scalaire de S telle que S’ entraîne a-symétriquement S, on devrait conclure de la maxime de quantité que l’auteur de S n’a pas la croyance que S’ est vraie, et rien de plus. Ainsi, celui qui dit « Marie a lu la plupart des romans de Balzac » ne peut pas croire que Marie ait lu tous les romans de Balzac s’il a observé la maxime de quantité – s’il croyait qu’elle les a tous lus, c’est ce qu’il aurait dû dire. Mais ce raisonnement n’exclut nullement que le locuteur soit simplement incertain concernant la valeur de vérité de la phrase Marie a lu tous les romans de Balzac. La plupart des théories récentes, en particulier celle de Sauerland (2004), admettent que les implicatures scalaires sont calculée en deux étapes : la première étape conduit à des inférences du type Le locuteur n’a pas la croyance que P, inférences que Sauerland (2004) appelle « implicatures primaires » (Gazdar 1979 parle lui d’implicature clausale). Dans une deuxième étape, on passe d’une implicature du type Le locuteur n’a pas la croyance que P à une inférence plus forte de la forme Le locuteur a la croyance que non-P. La motivation de cette dernière étape n’est pas entièrement claire. Sauerland (2004) admet qu’elle repose sur la présomption que le locuteur a une opinion sur la valeur de vérité de toutes les alternatives d’une phrase donnée (opinionated speaker), à moins que cela n’entre en conflit avec d’autres inférences tirées de la maxime de quantité (un tel conflit sera illustré plus loin, à propos de la disjonction). Van Rooij & Schulz (2004) et Spector (2003) suggèrent que cette deuxième étape est tributaire d’une hypothèse selon laquelle le locuteur est aussi informé qu’il est possible étant donné qu’il a observé la maxime de quantité. La question se pose alors de savoir si cette hypothèse (ou l’hypothèse homologue dont a besoin Sauerland) est une sorte d’hypothèse par défaut, ou bien se trouve en fait adoptée par l’interlocuteur seulement quand le contexte la rend plausible.


Illustration 

Reprenons à nouveau l’exemple d’un énoncé disjonctif :


(14) a. Jacques a rencontré Pierre ou Paul


Selon Sauerland (2004), Van Rooij & Schulz (2004) et Spector (2003), les alternatives de cette phrase sont les suivantes : <Jacques a rencontré Pierre, Jacques a rencontré Paul, Jacques a rencontré Pierre ou Paul, Jacques a rencontré Pierre et Paul>, que nous représentons maintenant sous la forme schématique suivante : <A, B, A ou B, A et B> . Cet ensemble d’alternatives n’est pas totalement ordonné du point de vue de la force logique (A et B sont logiquement indépendants). Toutes les alternatives de A ou B (et distinctes d’elles) l’entraînent a-symétriquement. De ce fait, l’on tire la conclusion que le locuteur ne croit vraie aucune d’entre elle : le locuteur n’a pas la croyance que A est vrai, ni que B est vrai, ni que A et B est vrai. Mais on peut alors conclure que le locuteur n’a pas non plus la croyance que A est faux. S’il croyait, d’une part, que A est faux, comme il doit croire d’autre part que A ou B est vrai (c’est ce qu’il a dit), il s’ensuivrait qu’il croirait que B est vrai, ce qui vient contredire la conclusion précédente selon laquelle il n’a pas la croyance que B est vrai. De ce fait, le locuteur est nécessairement incertain concernant la valeur de vérité de A, et aussi, par un raisonnement analogue, de B. Par ailleurs, le locuteur n’a pas la croyance que A et B est vrai. Et aucune des conclusions précédentes n’exclut qu’il ne croie en fait que A et B est faux. De ce fait, sous l’hypothèse que le locuteur est opinionated (Sauerland 2004), ou bien encore aussi informé qu’il est possible étant donné les conclusions précédentes (Van Rooij & Schulz 2004, Spector 2003), on conclut qu’il croit que A et B est faux, ce qui donne lieu à la lecture exclusive de la disjonction.

Cette procédure en deux étapes permet de résoudre un certain nombre des problèmes que posent les phrases contenant plusieurs termes scalaires et, en particulier, un terme scalaire sous la portée d’une disjonction (comme Paul a lu quelques romans de Balzac ou tous les romans de Flaubert).


b) les implicatures scalaires enchâssées


Considérons la phrase suivante :


(15) Marie croit que Jacques a lu la plupart des romans de Balzac

(15) a pour alternative la phrase suivante :

(16) Marie croit que Jacques a lu tous les romans de Balzac


Comme (16) entraîne a-symétriquement (15), on dérive l’implicature scalaire selon laquelle Marie n’a pas la croyance que Jacques a lu tous les romans de Balzac. Cependant, Chierchia (2004), à la suite d’autres auteurs (notamment Landman 1998, 2000), soutient qu’on tend à dériver une inférence nettement plus forte, à savoir : Marie croit que Jacques n’a pas lu tous les romans de Balzac. Tout semble se passer comme si l’implicature scalaire normalement associée à la phrase subordonnée (Jacques a lu la plupart des romans de Balzac a pour implicature Jacques n’a pas lu tous les romans de Balzac) pouvait être préservée sous la portée du verbe d’attitude croire. On parle en ce cas d’implicature enchâssée. Sur la base d’exemples du même type, Chierchia (2004), généralisant certaines idées déjà présentes dans Krifka (1995) et Landman (1998, 2000), notamment, a proposé de rompre avec le traitement traditionnel des implicatures scalaires, et a développé une théorie alternative dans laquelle le sens « littéral » et le sens « pragmatique » de n’importe quel constituant sont calculés par des mécanismes récursifs et compositionnels d’interprétation. Cette théorie peut être qualifiée de « localiste », dans la mesure où le calcul des implicatures scalaires ne relève pas d’un mécanisme de comparaison globale des alternatives d’une phrase donnée, mais dépend d’un mécanisme d’interprétation récursif, qui associe à chaque constituant à la fois un sens littéral et un sens renforcé. Cet article de Chierchia a donné lieu à d’importants débats, qui sont loin d’être clos. Voir aussi, à ce sujet, Récanati (2004)

Notes

1 Le cas des numéraux demanderait un développement à part, dans la mesure de nombreux travaux soutiennent que la lecture exacte des numéraux (Paul a deux enfants se comprend comme signifiant que Paul a exactement deux enfants) ne résulte pas d’une implicature scalaire, mais peut correspondre à leur sens littéral.


Bibliographie sélective

  • Chierchia, G. 2004. Scalar Implicatures, polarity phenomena, and the syntax/pragmatics interface. in A. Belletti (ed.), Structures and beyond, Oxford University Press, Oxford.

-691

  • Ducrot, O., 1973. La preuve et le dire, Paris, Mame.
  • Ducrot, O. 1980. Les échelles argumentatives, édition de Minuit, Paris.
  • Fauconnier, G., 1975. « Pragmatic Scales and Logical Structure », Linguistic Inquiry 6.
  • Fauconnier, G., 1976. « Remarques sur la théorie des phénomènes scalaires », Semantikos 1 (3) : 13-36
  • Gazdar, G., 1979. Pragmatics, Academic Press, Londres.
  • Grice, H. P., 1967. ‘Logic and Conversation’, typescript from the William James Lectures, Harvard University. Published in P. Grice (1989), Studies in the Way of Words, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 22-40.
  • Hirschberg, J., 1985. A theory of scalar implicature. Ph.D. thesis, UPenn.
  • Horn, L., 1972. On the Semantic Properties of Logical Operators in English, PhD dissertation, UCLA
  • Horn, L., 1989. A Natural History of Negation. University of Chicago Press, Chicago.

-257


  • Landman, F., 2000, Events and Plurality, Kluwer, Dordrecht
  • Levinson, S. C., 1983. Pragmatics, Cambridge University Press
  • Levinson, S.C., 2000. Presumptive Meanings. The Theory of Generalized Conversational Implicature, MIT Press, Cambridge, Massachusetts.

-Nicod, Ms.

  • Sauerland, U. 2004. Scalar Implicatures in Complex Sentences, Linguistics and Philosophy, 27, 367--391.
  • Spector, B., 2003. Scalar implicatures: Exhaustivity and Gricean reasoning, In: B. ten Cate (ed.), Proceedings of the ESSLLI 2003 Student session, Vienna.
  • van Rooy R., and K. Schulz, 2004. Exhaustive interpretation of complex sentences, Journal of Logic, Language and Information, 2004, 13: 491-519.