Association avec le focus
par Jean-Marie Marandin |
Sommaire
L’association avec le focus caractérise une famille d’unités lexicales qu’on appelle particule sensible au focus (focus particle) ou PSF. On emploie le terme particule pour souligner que ces unités peuvent appartenir à des catégories morpho-syntaxiques différentes. Par exemple, en français, sont des PSF seul, qui a le comportement d’un adjectif prédeterminant (par exemple : seuls les enfants sont venus) et seulement celui d’un adverbe (les enfants seulement sont venus) .
Dans l’expression association avec le focus, le terme focus réfère à une marque prosodique porté par l’associé * ; en anglais, elle correspond à un pitch accent saillant. Par métonymie et par volonté d’unifier les phénomènes d’accentuation de l’anglais (voir la fiche focus vs contraste), focus en est venu à référer au focus informationnel.
Du coup, il est largement admis dans la littérature formelle que la sémantique vériconditionnelle et/ou la pragmatique des PSF met en jeu la structure informationnelle. C’est même un des arguments essentiels pour faire entrer la structure informationnelle dans l’architecture de la grammaire. C’est ce qui explique que l’analyse de la sémantique des PSF soit cruciale pour toute théorie de la structure informationnelle, que la structure informationnelle soit effectivement pertinente pour rendre compte des PSF ou qu’elle ne le soit pas. Les théories du conditionnement de l’information * ont en effet contesté que les PSF soient « sensibles » à l’articulation fond-focus.
On donne la définition de l’association avec le focus au §1. On reprend, de façon critique et en introduisant des éléments d’analyse récents, chacune des facettes de la définition dans les paragraphes §2 à §4.
Le phénomène
Définition
L’association avec le focus subsume les trois propriétés suivantes.
A. : Une PSF peut se combiner syntaxiquement avec un constituant A et sémantiquement avec un constituant B qui fait partie de A. Par exemple, only dans une des lectures de (1) se combine syntaxiquement avec le GV introduce Bill to Sue et sémantiquement avec Bill. La lecture visée est paraphrasée en (1.b).
(1) | a. Paul only introduced Bill to Sue |
b. Paul n’a présenté à Sue que Bill et personne d’autres |
B. On a observé que le constituant sur lequel porte (associate with) la PSF (on l’appelle l’associé * de la PSF) est prosodiquement distingué. En anglais, il est accentué. En (2), on a admis que l’associé * de only porte le focus prosodique *. D’où le nom du phénomène.
(2) | a. Paul only introduced BILL to Sue |
b. Paul only introduced Bill to SUE |
L’interprétation de énoncé (2a) peut être paraphrasée par (3a) et celle de (2b) par (3b). On notera que, dans ce cas, les conditions de vérité de (2a) et (2b) sont distinctes. (2a) est fausse, alors que (2b) est vraie, dans une situation où Paul a présenté Bill et Georges à Sue.
(3) | a | i. Posé : Paul a présenté personne d'autre que Bill à Sue |
ii. Présupposé: Paul a présenté Bill à Sue | ||
b | i. Posé : Paul a présenté Bill à personne d'autre que Sue | |
ii. Présupposé : Paul a présenté Bill à Sue |
La prosodie apparaît donc comme l’instance qui permet de résoudre la discrépance entre la combinatoire syntaxique et la combinatoire sémantique.
C. On a posé que la sémantique des PSF met en jeu la structure informationnelle sur la base du marquage prosodique et/ou de l’interprétation.
C1. Dans le premier cas, on s’appuie sur l’identité du marquage prosodique en anglais pour poser que la sémantique des PSF exploite la partition fond-focus. Ce rapprochement a été signalé et accepté par Jackendoff (1972 : 247) : « l’interprétation de mots even, only, et just est intimement lié au focus et à la présupposition [Voir focus informationnel *], comme l’a remarqué Fischer (1968)".
C2. Dans le deuxième cas, on constate que l’interprétation des PSF met en jeu un ensemble d’alternatives. Par exemple, l’interprétation de only dans (2a), telle qu'elle est explicitée dans (3a), met en jeu un ensemble d’alternatives à Bill (les autres personnes que Bill qui auraient pu être présentées à Sue). Si on admet que la sémantique du focus informationnel met en jeu un ensemble d’alternatives, alors on peut admettre que la partition fond-focus et l'association avec le focus mettent en jeu les mêmes mécanismes d’interprétation sémantique. C’est la définition de Rooth (Rooth 1992) : l’association avec le focus regroupe tous les phénomènes qui mettent en jeu la valeur sémantique focale * (the focus semantic value) : l’ensemble des alternatives à la dénotation d’une expression donnée.
Caractéristiques des PSF
On a observé qu'il y a deux grandes familles de PSF:
(4) | a. Additive ou inclusive |
b. Restrictive ou exclusive |
Les PSF restrictives interviennent dans la détermination des valeurs de vérité de la proposition véhiculée par l'énoncé, alors que les PSF additives sont généralement transparentes pour les valeurs de vérité. On comparera (2) qui met en jeu une PSF restrictive à (5) qui met en jeu une PSF additive et dont le sens est explicité en (6):
(5) | a. Paul even introduced BILL to Sue |
b. Paul even introduced Bill to SUE |
(6) | a. | i. Posé: Paul a présenté Bill à Sue |
ii. Présupposé: On s’attendait à ce que Paul présente n’importe qui d’autre plutôt que Bill à Sue | ||
b. | i. Posé: Paul a présenté Bill à Sue | |
ii. Présupposé: On s’attendait à ce que Paul présente Bill à n’importe qui d’autre plutôt qu'à Sue |
Selon König 1992, le contraste entre ces deux familles est un universel. On donne en (7) quelques membres prototypiques de chaque famille:
(7) | a. PSF additives. | i. Anglais: also, too, even, either, .. |
ii. Allemand: auch, gerade, noch, schon, .. | ||
iii. Français: aussi, même, également, .. | ||
b. PSF restrictives | i. Anglais: only, merely, exactly, .. | |
ii. Allemand: eben, erst, nur, .. | ||
iii. Français: seul, seulement,.. |
On se reportera à König 1992 pour une présentation classique des propriétés syntaxiques et sémantiques des PSF.
Quel est l'associé des PSF ?
Dans les exemples (2), le constituant avec lequel la PSF se combine sémantiquement est le constituant accentué : Bill dans (2a) par exemple. On admet couramment que le XP associé est le XP accentué. L'analyse de (8) est cruciale de ce point de vue : only porte-il sur l’élément accentué, l’adjectif red, ou bien sur le GN qui inclut l’élément accentué, le GN a woman with the RED scarf ?
- (8) Paul only introduced a woman with a RED scarf to Bill
Krifka (à par.) fait observer que l’on simplifie grandement l’interface syntaxe/sémantique si on admet que les PSF s’associent sémantiquement avec les constituants qui inclut les porteurs d’accentuation. Dans les termes de Krifka, les PSF s’associent avec le syntagme focal (Focus phrase; FP) et non avec le porteur de la marque prosodique (Focus). En (2), il se trouve que FP et Focus coïncident. La simplification qu'envisage Krifka, qui se place dans un cadre où l'on modélise l'interface syntaxe/sémantique par des opérations de mouvement, est motivée par l'observation suivante. Si only s'assocait avec red, il faudrait extraire red d'un groupe nominal (GN) or le GN est une île pour l'extraction ; par contre, si only s'associe avec le GN, le mouvement ne pose aucun problème. Krifka propose donc la représentation en LF (9) de (8). Voir Büring & Hartmann 2001 une analyse sans mouvement des PSF en allemand.
- (9) only [ [a woman with a red scarf]i introduce ti to Bill]
On ajoutera à cet argument syntaxique, propre à un cadre théorique, un argument sémantique. Il est admis que l‘interprétation des PSF met en jeu un ensemble d'alternatives qui est un ensemble de référents de discours, qui est restreint contextuellement et qui est activé et saillant dans le contexte immédiat. « La sélection des alternatives dépend beaucoup du context (highly context-dependent). L’ensemble d’alternatives mis en jeu par un énoncé comportant une PSF est celui qui est en discussion (under consideration) dans la situation » (König, 1992 : 35). En (8), il est plus vraisemblable que l'ensemble d'alternatives pertinent pour le dialogue en cours (et donc l’ensemble qui fait l’objet de la restriction contextuelle) soit un ensemble de femmes ou de personnes plutôt qu'un ensemble de couleurs différentes.
Si on admet que l'association s'effectue non pas avec le XP porteur de la marque prosodique, mais avec le XP qui inclut le porteur de cette marque, on peut se poser la question de la pertinence de la localisation de la marque. En (8), l'accent aurait pu être réalisé sur woman ou sur scarf.
(10) | a. Paul only introduced a woman with a RED scarf to Bill (= (8)) |
b. Paul only introduced a woman with a red SCARF to Bill | |
c. Paul only introduced a WOMAN with a red scarf to Bill |
Krifka (à par.) propose que le XP prosodiquement distingué fournisse le terme qui varie dans l'ensemble d'alternatives. Admettons la règle qu'il associe à only (11a), exemplifié en (11b) avec l'exemple (2a):
(11) | a. Only (<Ass(ocié), Alt(ernative), F(ond)>) = λx ∀Y ∈ Alt [F(Y)(x) →F = Y]] |
b. Only (<Bill, Alt, λx[Introduce (Sue) (x)]>) (Paul) = ∀Y ∈ Alt [Introduce (Sue) (y) (Paul) → y = Bill] |
Selon cette analyse, l'associé de only est le même pour les trois exemples de (10): a womon with a red scarf. Par contre, l'ensemble Alt est différent pour chaque exemple de (10): (12a) pour (10a), (12b) pour (10c), etc.
(12) | a. {une femme avec une écharpe verte, une femme avec une écharpe noire, ...} |
b. {une femme avec un chapeau rouge, une femme avec des gants rouges, …} | |
c. {une femme avec une écharpe rouge, un homme avec une écharpe rouge, ...} |
Si la marque prosodique signale l’associé, la localisation de la marque identifie le terme qui varie dans l’ensemble d’alternatives associé.
On notera que, dans cette analyse, le type des alternatives n’est pas déterminé par le type du constituant qui porte l’accent, mais par celui du constituant qui l’inclut, contrairement à ce qui est proposé depuis Jackendoff 1972. Le type des alternatives pour les exemples de (10) est constant : c'est un ensemble d'individus humains.
Ensemble d'alternatives associé et ensemble d'alternatives focales
Il est couramment admis que l'analyse des PSF doit mettre en jeu la partition fondfocus. C'est explicitement formulé par König (1992: 12): « c’est avec la partition fond-focus (focus structure of the sentence) que les PSF interagissent syntaxiquement et sémantiquement ». En particulier, il est admis que l'ensemble d'alternatives associé est identifié à l'ensemble d'alternatives focales, quand on admet que la partition fond-focus met en jeu un ensemble d'alternatives. On présente ci-dessous les principaux arguments contre cette analyse.