Collectif vs distributif
par Alda Mari |
Sommaire
Définition
Il existe de nombreuses définitions formelles de la collectivité / distributivité.
Informellement, on dit « collectif » tout élément qui dénote ou fait appel à une pluralité telle que, pour une propriété donnée, chacun de ses membres ne la satisfait pas indépendamment des autres. On dit « distributif » un élément qui associe une propriété à chacun des individus appartenant à une pluralité. Comme on va le voir par la suite (section 2), cette définition n’est qu’une extrapolation qui ne rend pas compte de la complexité du domaine.
On dit collectif / distributif, tantôt un GN , tantôt un GV, tantôt un pronom. On dit aussi qu’une phrase avec un GN pluriel est interprétée de manière collective ou distributive et ceci indépendamment du fait qu’elle contienne un élément explicitement distributif ou collectif.
La définition des termes collectivité et distributivité implique déjà leur analyse. De plus, elle révèle souvent un point de vue particulier sur les objets abstraits auxquelles ces deux notions renvoient : les groupes et les sommes. Certains auteurs associent la notion de groupe à celle de collectivité, et celle de somme à celle de distributivité. Ceci n’est cependant pas une règle, et parfois les deux sont confondus.
L’existence de la diversité de définitions mathématiques des notions de collectivité et de distributivité est due à l’analyse ontologique préalable. La distinction entre différents types d’entités, et le choix de plus ou moins charger le « ciel platonique » amène les théoriciens à postuler des représentations parfois incompatibles les unes avec les autres. Il y a toutefois un accord sur les phénomènes qu’une théorie de la collectivité / distributivité doit expliquer. Nous présentons ici les majeurs.
Phénomènes
Les marqueurs linguistiques
Les GN
- Singuliers
- Collectifs : choeur, assemblée, comité, syndicat…Ces GN dénotent des objets abstraits qui intègrent une notion d’organisation entre les membres.
- Distributifs: cet homme, cette femme. Il est à noter que un/l’homme, puisqu’ils peuvent avoir une interprétation générique (un homme, c’est parfois naïf ; l’homme se comporte différemment de la femme), ne sont pas nécessairement distributifs, à savoir, ne dénotent pas nécessairement un homme en particulier.
- Pluriels (cf. pluralité). Les GN pluriels sont ambigus et peuvent tantôt être interprétés collectivement tantôt distributivement.
Les GV
- Collectif : être nombreux, être unis… Il est à noter que ces GV ne dénotent ni une propriété des membres de la pluralité, ni directement une propriété de l’objet abstrait « groupe » : le groupe, ou même l’ensemble est « nombreux » en vertu d’une contribution de la part de chacun de ses membres. Il s’agit donc d’une propriété dérivée de groupe.
- Distributifs ou singuliers : être âgé, être intelligent… Tous les prédicats individuels (Carlson, 1977) sont distributifs.
- Ambigus. La plupart des prédicats peuvent donner lieu aux deux interprétations (cf. pluralité). Pour (1) les deux lectures (distributive et collective) sont possibles.
- (1) Les enfants chantent
Opérateurs de collectivisation et distribution
Afin de désambiguïser la phrase, il est possible d’utiliser tantôt un opérateur de collectivisation tantôt de distribution.
- (2)Les enfants chantent ensemble
- (3)Jean chante avec Marie
- (4)Chacun des enfants chante
Ensemble peut occuper une position post-nominale (5) ou adverbiale (6).
- (5)Jean et Anne ensemble gagnent 34000 Euros
- (6)Jean et Anne gagnent 34000 Euros ensemble
Parfois, cette distinction syntaxique est accompagnée d’une différence de sens.
- (7)Les poires et les pommes ensemble pèsent 3 Kilos
- (8)Les poires et les pommes pèsent 3 Kilos ??ensemble
Avec présente aussi une grande diversité sémantique. L’emploi qui nous intéresse est celui dit de comitativité, illustré par les exemples suivants :
- (9)Jean marche avec Anne dans le parc
- (10)Jean parle avec Anne au téléphone
Types de collectivité : collections et groupes
Au plan descriptif, il est possible d’opérer une distinction entre différents types d’entités collectives.
- Collections
- (11)Chaque année des milliers de touristes américains visitent Paris
La description « être touriste américain » permet de classer un certain nombre d’individus dans un même ensemble. Comme il est invraisemblable que de milliers de touristes américains visitent Paris tous ensemble par une même expédition, l’interprétation la plus directe est celle distributive. On parle alors de « collection ».
- Groupes
On parle de groupe aussi bien en présence d’un GN pluriel qu’un GN singulier. La caractéristique des groupes est qu’il doit exister un lien de dépendance entre les éléments. Considérons d’abord les GN pluriels. Ce lien de dépendance est donné par le prédicat. Les GN pluriels sont neutres quant à la distinction entre collection et groupe.
- (12)Les touristes américains sont en train de faire la queue pour rentrer au Louvre
Les touristes sont organisés en ceci qu’ils suivent une règle qui consiste à respecter l’ordre d’arrivée. Chacun des touristes est lié à un autre par cet agencement. On appelle un ensemble dont les membres entretiennent des liens de dépendance des « groupes ». Ce cas est à distinguer du précédent en ceci qu’en (11) il n’existe pas de lien de dépendance entre les membres au sein d’une même collection. Chacun des touristes, en (12), est dépendant des autres : son ordre dans la queue dépend de son temps d’arrivée qui est relatif à celui des autres. Notons que la description « touristes américains » n’est pas suffisante en elle-même pour que l’on repère l’existence d’un groupe. Elle est suffisante pour que l’on repère une collection.
Dans le cas des GN singuliers, la notion de groupe est immédiate.
- (13)L’orchestre a perdu ses meilleurs musiciens
L’orchestre est une entité abstraite dont l’identité de dépend pas de l’identité de ses membres.
Groupes : responsabilité individuelle et collective
- Pour les groupes, il existe une notion de « responsabilité collective ». Pour :
- (14)Le comité s’est réuni à 14h00
il n’est pas nécessaire que chacun des membres du comité ait participé à la réunion.
- De même, pour
- (15)Les gangsters ont tué leurs rivaux
il n’est pas nécessaire que chacun des gangsters ait tué l’un des rivaux, mais seulement que certains d’entre eux l’aient fait pour le groupe.
Les exceptions
La notion de responsabilité collective est à distinguer de celui des exceptions. Il est possible que tous les membres d’un groupe ne satisfassent pas la propriété donnée par le prédicat. (12) est vérifié par une situation dans laquelle quelques-uns des touristes américains ne font pas la queue, mais attendent à côté en brouillant la ligne. Ces quelques touristes sont considérés comme des exceptions. On ne considère pas pour autant que les touristes qui, eux, font la queue, agissent pour leur compte, comme c’est le cas pour la responsabilité collective. A notre connaissance, il n’existe qu’une seule proposition pour le traitement des exceptions, dans la littérature (Brisson, 1999). Notons en effet, que celles ci ne sont pas marquées ni dans la sémantique du GN, ni dans celle du GV. Le contexte seulement détermine si des exceptions existent et quels individus sont concernés. Tout traitement formel vise donc à restituer un mécanisme pragmatique.
Les niveaux de distributions
On a jusqu’ici considéré des cas où la propriété était distribuée aux individus.
- Elle peut être aussi distribuée à une pluralité. La propriété peut être distribuée à des collections.
- (16)Les chiens et les chats ont été séparés
Les chiens et les chats forment deux ensembles dont les membres ont comme seule caractéristique commune celle de satisfaire une même description « être chien » ou « être chat ». Il n’existe pas de liens de dépendance entre les chiens et les chats. Ils forment donc deux collections La notion de collectivité, en revanche, émerge au moment où l’on observe les collections en interaction. La collectivité des chiens entretient un lien particulier avec celle des chats (être séparés), et vice versa. L’ensemble des chiens et des chats forme donc un « groupe ».
Notons qu’on peut voir une différence importante entre (12) et (16). En (12) ce sont des entités individuelles qui entretiennent des liens de dépendance : l’ordre d’arrivée de chacun des touristes détermine sa place dans la queue relativement au temps d’arrivée de chacun des autres touristes. En (16), ce sont des collections qui entretiennent des liens de dépendance. Il est important de souligner le fait que la propriété soit distribuée à des collections et non pas à des groupes, car, non seulement ceci ne capterait pas le fait qu’il n’y a pas de lien de dépendance entre les membres de chaque collection, mais aussi un autre fait : chacun des chiens est séparé de chacun des chats. Il y aurait donc une relation de dépendance qui lie chacun des chiens à chacun des chats et vice versa.
Considérons maintenant un cas où la propriété est distribuée à des groupes.
- Soit (1) répété ici en (17).
- (17) Les enfants chantent
(17) peut être interprété de telle sorte que seulement des sous-ensembles chantent de manière coordonnée. Ces sous-ensembles sont considérés comme des sous-groupes. Ceci peut signifier que tous les membres de chaque sous-groupe ne chantent pas nécessairement. Il existe, à l’intérieur de chaque sous-collection une responsabilité collective. De plus, à la différence de (16), il n’est pas nécessaire que chacun des enfants de chaque sous-groupe se coordonne avec chacun des enfants des autres sous-groupes. Il y a deux étapes : une coordination à l’intérieur de chaque sous-groupe, et une coordination au niveau des sous-groupes.
Analyse
Afin de rendre compte de la différence entre distributivité et collectivité, et de les définir précisément, il est nécessaire de répondre à deux questions :
- 1. Quelle est la source de la distinction entre collectivité et distributivité ?
- 2. Qu’est-ce qu’un groupe ?
Il existe deux types d’analyses : les approches algébriques (section 3.1), et les approches méreologiques (section 3 .2). Il existe une relation profonde entre la théorie des ensembles (sur laquelle reposent les approches algébriques) et la méreologie, qui prend ses racines dans les travaux de Lešniewski (1916/1992) : la méreologie, du moins celle classique transpose quelques-uns des principes fondamentaux de la théorie des ensembles dans le domaine de la relation partie-tout (Simons, 1987 ; Meirav, 2003). En section 4, nous présentons brièvement une critique que l’on peut adresser à la fois aux approches algébriques et méreologiques, et proposons une solution différente.