Défini vs. indéfini

De Sémanticlopédie
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par Francis Corblin

Les catégories du défini et de l'indéfini1 sont utilisées dans la plupart des descriptions linguistiques comme partition de tout ou partie de la classe des groupes nominaux (GN). Il s'agit d'une opposition sémantique, susceptible de marquages différents (explicites ou non), et associée à des effets syntaxiques.


On doit distinguer :

– une acception large de ces catégories, dans laquelle elles sont utilisées pour couvrir la plupart (ou la totalité) des groupes nominaux.

– et une acception étroite, souvent associée à un marquage spécifique, dans laquelle défini et indéfini sont utilisés pour des sous-classes des précédentes.

Ainsi, on peut englober sous l'appellation "défini" un vaste ensemble de GN (définis au sens étroit, noms propres, pronoms anaphoriques et démonstratifs), et sous l'appellation "indéfini" la majeure partie ou la totalité des GN restants. Mais il y a aussi une acception étroite des catégories, qui, en français par exemple analyse comme définis seulement les GN du français précédés d'une forme de l'article le, et comme indéfinis seulement les GN précédés de un ou des. Afin de clarifier la présentation, nous distinguerons l'usage large par une initiale minuscule, et l'usage étroit par une majuscule. Ainsi, nous dirons que le nom propre est parfois analysé comme défini, de même, en français, que le démonstratif et le Défini (GN précédé de le).


On utilise généralement ces catégories pour des GN munis d'une tête nominale (le nom propre inclus). L'usage pour d'autres catégories est plus irrégulier. On parle souvent de pronoms indéfinis (quelqu'un, quelque chose), plus rarement de pronoms définis. L'extension des catégories à des catégories occupant les mêmes fonctions que les GN est problématique. Il n'est pas très courant, par exemple, de se poser la question de savoir si un infinitif sujet, ou une phrase complétive relèvent de ces catégories.

Y a-t-il des groupes nominaux qui ne sont ni définis ni indéfinis? Beaucoup de théories et analyses ne le disent pas explicitement. Certaines au contraire insistent sur le fait qu'il y a des groupes nominaux qui ne tombent sous aucune des deux catégories. La Théorie des Représentations du Discours, par exemple, soutient que l'on doit distinguer une troisième classe, celle des quantifieurs.

La catégorie étendue défini

Comme la morphologie des expressions nous y invite, on peut penser que "défini" isole un sous-ensemble des groupes nominaux qui possèdent une propriété dont la classe des indéfinis serait dépourvue. Les analyses qui admettent une acception large de "défini" rangent sous cette catégorie, notamment, les noms propres, les Définis et les démonstratifs. Il y a des phénomène syntaxiques, dits effets de définitude, "definiteness effect", qui distinguent en effet cette classe élargie. Le plus net de ces effets est la faible acceptabilité de ces expressions dans les phrases existentielles comme :

    (1) ? Il existe Pierre (la maison, cette maison)

On note aussi que ces expressions sont excellentes dans des phrases averbales comme :

    (2) Excellent, Pierre (L'étudiant/cet étudiant)

Ces environnements produisent les effets inverses pour les indéfinis, tout particulièrement les Indéfinis :

    (3) Il existe une maison
    (4) *Excellent, un étudiant

Si en retour nous utilisons ces tests pour décider de l'élargissement de la classe des définis, nous pouvons ajouter à ce paradigme les pronoms de troisième personne :

    (5) ? Il existe lui
    (6) Excellent, lui

Mais si le principe de rassemblement de ces formes est sémantique, comme nous l'avons indiqué en introduction, quel est leur point commun?

L'intuition est que toutes ces formes sont utilisées pour désigner un segment particulier du réel. Nous proposons de les appeler des "désignateurs" pour reprendre l'expression de Kripke (1972). Très simplement, à chaque fois que l'une de ces formes est utilisée, il faut se reporter à une mémoire, ou au contexte, et en extraire un individu dont la phrase dit quelque chose.

L'usage de cette expression présuppose que ce processus d'interprétation réussira à isoler pour l'interlocuteur l'individu dont le locuteur entend parler.


La notion logique qui se proposerait le plus naturellement pour représenter la catégorie des désignateurs est celle de "Constante" (expression du langage associée par convention à un et un seul individu pour tout usage du langage), mais ce rapprochement n'est pas très satisfaisant pour l'ensemble de la catégorie :

– La notion de constante logique est un bon point de comparaison pour une sous-classe des définis seulement, celle des noms propres. L'usage du nom propre a pour objet d'isoler un individu (c'est un désignateur), et ce qui le rapproche des constantes logiques, c'est qu'il est associé par convention (un baptême initial chez Kripke) à un individu, et reste un désignateur de cet individu pour tout monde possible. Pour Kripke, le nom propre est un désignateur rigide. L’expression "Par convention" signifie que l'assignation d'un nom à un individu ne repose pas sur des propriétés de cet individu. Le seul moyen par conséquent de préserver le lien entre le nom propre et celui qui le porte est de le transmettre d'individu à individu dans ce que Kripke appelle une chaîne communicative.

– Pour ce qui concerne les GN Définis et démonstratifs, l'analogie aux constantes ne vaut pas, et il est clair que la signification des mots composant le GN joue un rôle important, d'une part, et que d'autre part, les individus visés ne sont pas rigidement associés à leur désignateur.

La catégorie Défini

Rappelons que nous notons "Défini" l'interprétation d'un désignateur à contenu nominal non reconnu comme démonstratif, interprétation qui peut faire l'objet dans certaines langues d'un marquage explicite non ambigu. Nous postulons qu'en français, le/la/les est la marque nécessaire et suffisante du Défini. La définition sémantique du Défini a fait l'objet de plusieurs théories.

L'unicité

La première approche du défini dans la sémantique moderne est due à B. Russell dans le cadre de sa théorie des descriptions définies et indéfinies.

Pour Russell, l'usage d'un GN de forme the x asserte qu'il existe un et un seul individu qui satisfait la description x, alors qu'un indéfini comme a/an x asserte seulement qu'il existe au moins un individu qui satisfait x. L'extension de cette théorie au pluriel n'est pas impossible, bien qu'il faille ajouter des inférences qui suggèrent elles-mêmes des alternatives : ainsi, on peut dire que l'unicité n'est atteinte au pluriel que si l'on prend en compte l'individu pluriel "maximal" qui satisfait x. (voir sur ce point Hawkins 1978, Link 1983, Landman 1991). Mais il est alors possible de soutenir que le Défini a pour signification la quantification universelle, l'unicité postulée au singulier n'étant qu'un cas particulier restreint aux ensembles n'ayant qu'un élément (Hawkins 1978).


L'approche de Russell présente deux caractéristiques principales :

A- le Défini est traité comme une expression quantifiée (non comme un désignateur).

Pour Russell la contribution d'un GN Défini à la représentation sémantique est un quantifieur liant une variable.

B- le Défini asserte l'unicité.


Chacune de ces positions a été contestée dans la littérature.

La première attaque est venue de Strawson (1950) qui estime que les phrases utilisant le Défini ne sont pas utilisées pour asserter l'existence et l'unicité, mais qu'existence et unicité sont des pré-conditions à l'usage de ces expressions, ce qu'on appellera plus tard des présuppostions. Si ces conditions ne sont pas satisfaites, pour Strawson, la phrase n'est pas fausse, mais simplement dépourvue de valeur de vérité. Cette position va de pair, pour Strawson, avec l'idée que le Défini n'est pas une expression quantifiée, mais une expression servant à identifier un individu particulier.


Il y a en outre de nombreux cas dans lesquels il n'est pas exact qu'il existe un et un seul xbien que le x soit utilisé :

– Le plus souvent, on emploie le x sans croire qu'il existe un seul x en tout dans le monde. Cela semble vrai pour tous les usages des expressions quantifiées, dont on admet tacitement que leur domaine d'interprétation est restreint par le contexte d'usage. Une phrase comme "Toutes les fenêtres sont brisées" s'applique en général à un pièce, une maison, une rue, et très exceptionnellement à toutes les fenêtre du monde.

– Mais on se trouve aussi face à des cas dans lesquels l'unicité ne peut pas être satisfaite, même dans un domaine restreint. McCawley (1979) donne l'exemple (7) et on peut citer aussi des exemples comme (8), où il est clair que l'unicité est impossible :

    (7) The dog got into a fight with another dog.
    (8) Il heurta le pied de la table.

La théorie de Russell a l'avantage de donner une vue précise de l'opposition défini/indéfini : le défini est pourvu d'une condition (l'unicité) dont l'indéfini est dépourvu. Mais elle n'est pas sans problèmes.

La familiarité

Un autre modèle a été proposé, qui repose sur la notion de familiarité. Il a été élaboré récemment dans les approches dynamiques de la signification (Kamp 1981, Heim 1982), mais il prolonge la tradition des approches textuelles, notamment celle de Weinrich (1973). L'idée centrale est que le Défini signale un individu déjà identifié et mentionné dans le discours, alors que l'indéfini a pour fonction d'introduire dans le discours un individu "nouveau", dont il n'avait pas encore été question.

Cette approche ne traite pas le Défini comme une expression quantifiée, mais plutôt comme un désignateur. Elle est d'autre part une théorie du défini, et non une théorie du Défini. Elle s'applique directement, et de manière assez stricte au pronom de troisième personne, "familier" signifiant ici mentionné récemment. Pour l'étendre au nom propre, il faut ajouter beaucoup d'éléments, et la définition de la familiarité devient plus problématique. S'agit-il d'un individu familier (il est peu probable que les noms propres s'utilisent seulement pour des individus que nous connaissons), d'un nom familier? Comment alors définir la familiarité ?


Il y a d'autre part des objections sérieuses à la définition du Défini par familiarité. Beaucoup d'usages typiques du Défini n'impliquent aucune familiarité avec le référent :

    (9) Marie refusait l'idée qu'elle serait sans soute licenciée
    (10) Marie s'installa dans un café et appela le garçon

Il est le plus souvent nécessaire pour défendre la théorie de la familiarité de faire un usage massif et difficilement contrôlable de la notion d'accommodation (Lewis 1979) : dans les cas où le référent ne serait pas familier aux locuteurs, ils accepteraient de faire comme si cela était le cas. Mais le vrai problème serait alors d'expliquer quand l'accommodation est possible, et pourquoi.

En somme, la théorie fondée sur la familiarité est une théorie qui couvre naturellement une partie seulement des emplois du défini, proches des emplois anaphoriques des pronoms et des Définis. Elle ne peut être étendue que par un usage généralisé de l'accommodation, ce qui limite singulièrement sa pertinence.

L'approche en termes de liage/accommodation

R. van der Sandt (1992) propose une théorie du défini fondée sur les concepts de liage (anaphorique) et d'accommodation. L'usage d'un défini demande que l'on tente d'abord de le lier à un antécédent fourni par le discours (anaphore) ; en cas d'impossibilité, on tentera d'accommoder un référent. La théorie de van der Sandt soutient que le mécanisme est contraint par les structures de subordination du discours postulées par la DRT, et par des principes généraux sur le liage et l'accommodation. Il analyse comme définis les pronoms, les noms propres, les démonstratifs et les Définis. Pour expliquer la différence entre les pronoms et les définis, van der Sandt se fonde sur la pauvreté lexicale des pronoms, qui ne permettrait pas pour eux (à la différence des Définis) d'accommoder, et les limiterait au liage anaphorique. Cette théorie présente le grand avantage d'implémenter une proposition théorique qui relie les mécanismes d'anaphore et de présupposition.

En tant que théorie du défini, elle soulève les mêmes problèmes que les théories fondées sur la familiarité, car elle repose crucialement sur l'accommodation, et le problème de ces théories est d'expliquer pourquoi l'accommodation est possible dans certains cas, et ne l'est pas dans d'autres. L'unicité d'autre part ne joue pas dans cette approche de rôle important.

L'approche en termes d'identifiabilité

Une série d'approches soutient que l'usage d'un défini présuppose que le référent visé est identifiable pour l'interlocuteur. Cette position est explicite notamment dans les travaux de Strawson (1952). Elle est particulièrement développée dans Hawkins (1978) et Corblin (1987) ; elle est motivée notamment par le fait que les théories plus "fortes" (unicité/familiarité) ne couvrent qu'une partie des emplois.

Ces approches permettent de dresser une typologie des définis selon les mécanismes qui garantissent l'identifiabilité. Schématiquement, les GN définis s'opposeraient de la manière suivante. Les noms propres supposent une mémoire d'usage antérieurs, donc l'appartenance à une communauté dans laquelle le nom a cours pour un individu (Kripke 1972). Les démonstratifs présument qu'une démonstration (par exemple un pointage déictique) a permis d'isoler un référent. Les pronoms présument qu'une expression du contexte a isolé un référent. Pour ce qui concerne le Défini, les approches de Hawkins (1978) et de Corblin (1987) ont en commun de prendre pour usage typique l'usage dit "associatif", illustré par (11) :

    (11) Ils entrèrent dans un village. L'église était au centre.

L'usage du Défini ne présume ici ni la familiarité avec l'objet, ni même qu'il y ait une seule église dans le village. Simplement, considérant que l'unicité d'un objet de ce type relatif à un village est typique, l'usage du Défini utilise cette présomption d'identifiabilité. Cet usage n'est en rien obligatoire. Toutes chose égales, le locuteur peut ne pas utiliser cette présomption :

    (12) Ils entrèrent dans un village. Ils s'arrêtèrent devant une église.

Le Défini le x aurait donc pour fondement général la présomption que x permet d'identifier un référent en contexte, parce qu'il est le seul, ou typiquement le seul à satisfaire la propriété x au sein de ce que Hawkins appelle un ensemble partagé, et Corblin un domaine de référence. Les usages anaphoriques (de reprise) sont alors vus comme un cas particulier de ce fonctionnement associatif : dans un discours qui a mentionné un chat et un chien, le chien satisfait la présomption d'identifiabilité, parce qu'il y a un chien et un seul dans le domaine de référence. L'unicité apparaît donc ici comme condition qui satisfait l'identifiabilité.


Pour cette théorie cependant, certains cas restent problématiques : le pied de la table ne satisfait pas, par définition, la condition d'identifiabilité car une table typique a plusieurs pieds. Il y a devant ces difficultés deux options : 1) soutenir qu'il ne s'agit pas de Définis, et que la présence de le n'implique pas l'appartenance à la catégorie Défini ; 2) expliquer pourquoi la présomption d'identifiabilité sur la base de la description peut être relâchée dans certains cas. La seconde tâche est ardue car certains exemples proches n'autorisent pas l'usage du Défini : la fenêtre de la maison ne peut pas s'utiliser de la même manière.

La catégorie étendue indéfini

On appelle souvent indéfinis les GN qui sont dépourvus de la propriété caractéristique des définis, quelle que soit la théorie qu'on propose du défini (unicité, familiarité, identifiabilité), Ainsi, en français, n'importe quel homme, un homme quelconque, quelque homme que ce soit, un homme, quelques hommes, des hommes, certains hommes sont souvent dits "indéfinis".