Implicature scalaire

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par Benjamin Spector

On nomme implicature scalaire un certain type d’inférence, illustré par les exemples qui suivent (dans chaque cas, la phrase b est une implicature scalaire de la phrase a) :

(1) a. Jacques a rencontré Pierre ou Paul.
b. Jacques n’a pas rencontré à la fois Pierre et Paul.
(2) a. Jacques a lu quelques-uns des livres au programme.
b. Jacques n’a pas lu tous les livres au programme.
(3) a. Ce compositeur a du talent
b. Ce compositeur n’a pas de génie
(4) a. Paul n’a pas lu tous les articles de Grice
b. Paul a lu quelques articles de Grice
(5) a. Il est possible que Jacques vienne
b. Il n’est pas certain que Jacques vienne
(6) a. Il n’est pas certain que Jacques vienne
b. Il est possible que Jacques vienne

Qualifier ces inférences d’implicatures, c’est, tout d’abord, admettre que les phrases en b. ne sont pas des conséquences logiques des phrases en a., mais plutôt que ces inférences sont le résultat d’un processus pragmatique.

Paul Grice parle d’implicatures conversationnelles pour qualifier les inférences qui ne tiennent pas exclusivement au contenu littéral des phrases prononcées, mais à l’interaction de ce sens littéral et d’hypothèses que le destinataire d’une phrase fait à propos de l’état mental du locuteur qui la prononce. Prenons ainsi l’exemple de l’inférence de (1)a. vers (1)b ; selon Grice, celle-ci ne montre nullement que ou a un sens exclusif plutôt qu’inclusif, parce qu’elle peut s’expliquer en attribuant au destinataire de la phrase le raisonnement suivant :

  • Le locuteur m’a dit quelque chose qu’il croit être vrai. Par conséquent, selon lui, Jacques a rencontré Pierre ou Paul
  • Le locuteur m’a donné toute l’information pertinente dont il dispose. Par conséquent, s’il avait pensé que Jacques a rencontré Pierre et Paul, c’est ce qu’il m’aurait dit, et il ne croit donc pas que Jacques ait rencontré et Pierre et Paul
  • Par conséquent, d’après le locuteur, Jacques a rencontré Pierre ou Paul, mais pas à la fois Pierre et Paul


Pour Grice, ce raisonnement prend appui sur le fait que les locuteurs sont censés utiliser le langage de façon coopérative, et, en particulier, obéir à certaines maximes de la conversation, comme, notamment, la maxime de qualité, selon laquelle l’on doit dire ce que l’on croit, et la maxime de quantité, selon laquelle l’on doit fournir autant d’information pertinente que possible.


De même, les inférences en (2), (3), et (4) s’expliquent par le fait que l’on peut supposer que le locuteur qui énonce les phrases en a. ne croit pas vraies les négations des phrase b. (« Jacques a lu tous les livres », « Ce compositeur a du génie », « Paul n’a pas lu d’articles de Grice »), parce qu’alors il ne se serait pas conformé à la maxime de quantité.


Cette analyse (par ailleurs proche d’analyses développées indépendamment par Oswald Ducrot), en tant que telle, est insuffisante ; notons qu’elle repose sur le fait que la phrase « Jacques a rencontré Pierre et Paul » est plus informative que « Jacques a rencontré Pierre ou Paul », au sens où la première entraîne la seconde. Mais il se trouve que la phrase « Jacques a rencontré Pierre ou Paul mais pas Pierre et Paul » est elle aussi plus informative que « Jacques a rencontré Pierre ou Paul ». On pourrait dès lors tout aussi bien prêter au destinataire de (1)a. le raisonnement suivant, avec un résultat empiriquement incorrect :

  • Le locuteur m’a dit quelque chose qu’il croit être vrai. Par conséquent, selon lui, Jacques a rencontré Pierre ou Paul
  • Le locuteur m’a donné toute l’information pertinente dont il dispose. Par conséquent, s’il avait pensé que Jacques a rencontré Pierre ou Paul mais pas à la fois Pierre et Paul, c’est ce qu’il m’aurait dit, et il ne croit donc pas que Jacques n’ait pas rencontré à la fois Pierre et Paul
  • Par conséquent, d’après le locuteur, Jacques a rencontré Pierre et Paul.


Il est nécessaire, pour construire une théorie des implicatures scalaires, de postuler que la phrase explicitement prononcée doit être comparée non pas à toutes les phrases pertinentes possibles, mais seulement à celles qui sont, en un sens à définir, ses compétiteurs naturels. Grice et les auteurs néo-gricéens (en particulier Horn 1972, 1989, Levinson 1983, 2000, Gazdar 1979) rendent cette notion précise au moyen de la notion d’échelle: une échelle est une classe de termes qui se trouvent ordonnés de façon naturelle du point de vue de leur « force logique ». Un terme scalaire est un terme qui appartient à une échelle (pour éviter une confusion, il faut rappeler qu’une expression est également dite scalaire, ou encore gradable, si elle représente une propriété qui est susceptible d’être satisfaite à des degrés variables, comme par exemple, un adjectif tel que grand – voir la fiche scalarité. Dans l’usage qui est ici le notre, un terme scalaire est un terme qui appartient à une échelle, qu’il soit ou non gradable). On obtient les compétiteurs d’une phrase donnée, appelés alternatives scalaires, en substituant à un terme scalaire un terme de la même échelle. Les implicatures scalaires sont donc une classe d’implicatures conversationnelles qui ont la propriété a) de dériver de la maxime de quantité de Grice (maxime conversationelle selon laquelle un locuteur coopératif doit donner autant d’information pertinente que possible), et b) d’être déclenchées par un terme qui est membre d’une échelle.


Exemples d’échelles : <ou, et>, <quelques, beaucoup, tous>, <bon, excellent>, <chaud, brûlant>, <talent, génie>, <un, deux, trois,…>1.


On peut alors décrire le mécanisme qui donne lieu aux implicatures scalaires de la façon suivante :

Soit A une phrase qui comporte un terme scalaire t. Soit B une alternative scalaire de A. Alors, si B entraîne a-symétriquement A (c'est-à-dire si A est conséquence logique de B, mais pas inversement), la négation de B est une implicature scalaire de A.


Gazdar (1979) propose un algorithme explicite de calcul des implicatures scalaires, lequel algorithme est un raffinement de ce qui vient d’être proposé


Que gagne-t-on à cette analyse ? Elle permet de faire deux prédictions. La première est que les implicatures scalaires sont des inférences « annulables », puisqu’elles ne résultent pas du sens littéral des phrases. Dans chacune des phrases ci-dessous, la deuxième phrase vient « annuler » l’implicature scalaire normalement associée à la première, en la niant, sans pourtant produire un sentiment de contradiction.

(7) Jacques a rencontré Pierre ou Paul. Il a même rencontré les deux.
(8) Jacques a lu quelques-uns des livres au programme. Il les a même lus tous.
(9) Ce compositeur a du talent. Il a même du génie.
(10) Pierre n’a pas lu tous les livres de Chomsky. Il n’en a pas même lu un.