Deux notions d’argument
La notion d’argument est utilisée avec deux sens différents, respectivement syntaxique et sémantique. La lecture de la littérature est rendue difficile par un flottement occasionnel quant à cette distinction. Ici on va tenter de la maintenir strictement.
Dans une sémantique à base de modèles, il est habituel d’analyser (1) comme (2) : le verbe rencontrer dénote une fonction à deux places rencontrer ; les noms propres Jean et Marie dénotent deux individus jean et marie. La sémantique compositionnelle a pour effet de fournir les individus jean et marie comme arguments à la fonction rencontrer.
(1) |
Jean rencontre Marie.
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(2) |
rencontrer(jean, marie)
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Si on adopte cette modélisation, il est naturel de dire que les noms propres Jean et Marie sont, en un sens, des arguments sémantiques du verbe rencontrer : leurs valeurs sémantiques respectives sont fournies comme arguments à la fonction qui est la valeur sémantique du verbe. Plus généralement, on dira qu’une expression A est un argument sémantique d’une expression B si la valeur sémantique
de A sert à remplir une place argumentale de la valeur sémantique de B.
En syntaxe, le terme d’argument est généralement utilisé pour regrouper les fonctions syntaxiques de sujet et de complément (complément direct, attribut, complément indirect, etc.) et les opposer
aux têtes syntaxiques et aux ajouts.
Les arguments syntaxiques d’une tête servent souvent à exprimer ses arguments sémantiques.
Cependant, au moins en première analyse, les deux notions sont loin de coïncider :
- Certains arguments syntaxiques sont clairement sémantiquement vides, et ne peuvent donc pas être des arguments sémantiques. C’est le cas par exemple des éléments explétifs, comme le pronom impersonnel il en (3), ou les compléments correspondant à des portions d’idiomes non-compositionnels (Nunberg et al., 1994), comme le GN la mouche en (3).
(3) |
Il est arrivé une catastrophe.
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(4) |
Paul a pris la mouche.
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- Les verbes et les adjectifs à montée se caractérisent par le fait qu’ils prennent un argument syntaxique qui ne leur fournit pas un argument sémantique, mais fournit un argument sémantique à un de leurs compléments. Ainsi en (5) Paul est un argument syntaxique de semble mais est seulement l’argument sémantique de dormir, comme en témoigne la représentation sémantique (6).
(6) |
sembler(dormir(paul))
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- Il est courant qu’un élément autre que la tête syntaxique soit sémantiquement insaturé, et prenne pour argument sémantique une autre partie de la phrase. Les ajouts, comme l’adverbe modal forcément en (7), prennent typiquement pour argument sémantique la contribution sémantique du constituant avec lequel ils se combinent. De même, les déterminants, au moins quand ils sont quantificationnels comme chaque en (9), prennent deux arguments sémantiques, l’un correspondant à la contribution sémantique du reste du groupe nominal dans lequel ils apparaissent, l’autre à la contribution sémantique du reste de la phrase.
(7) |
Paul viendra, forcément.
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(8) |
forcément(venir(paul))
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(9) |
Chaque étudiant viendra.
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(10) |
chaque(étudiant, venir)
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- On est souvent amené à poser qu’un item lexical possède des arguments sémantiques qui ne se réalisent jamais comme des arguments syntaxiques, que nous appellerons arguments sémantiques strictement implicites. Par exemple, les noms communs prennent toujours au moins un argument sémantique, qui sert à fournir un paramètre pour la quantification, et ne correspond à un argument syntaxique que quand le nom est attribut. De même, divers auteurs ont été amené à proposer des arguments sémantiques supplémentaires pour certains items, même quand ceux-ci ne se manifestent pas dans la syntaxe comme des arguments syntaxiques. Le cas le plus célèbre est celui de l’argument « événement » pour les verbes d’action proposé par Davidson (1967) ; mais ce cas est loin d’être isolé. Par exemple l’adoption d’un langage de représentation sémantique comportant une quantification explicite sur les mondes possibles (comme Ty2, Gallin (1975)) impose d’introduire systématiquement des arguments « monde ». Il n’est pas possible de faire ici le tour de tous les arguments sémantiques strictement implicites qui ont été proposé dans la littérature.
- Pour les arguments syntaxiques qui sont des GN, le GN peut être quantifié, comme en (9). Dans ce cas, le GN ne fournit pas un argument sémantique au verbe, même si sa combinaison avec le verbe a pour effet ultime que l’expression insaturée exprimée par le verbe est remplacée par une expression saturée.
On a montré que si on définit la notion d’argument syntaxique à partir des fonctions grammaticales habituelles, il existe des discordances systématiques entre arguments syntaxiques et arguments sémantiques. Cette situation ne satisfait pas certains auteurs, qui ont été amenés à modifier l’analyse syntaxique, pour une large part, dans le but d’uniformiser la relation entre les deux notions. Un mouvement de ce type est visible le cadre dit principes et paramètres. Pour prendre deux exemples particulièrement clairs, Rothstein (1995), propose que les explétifs ne soient pas réellement sémantiquement vide, mais dénotent un objet sémantique abstrait spécialisé ; ce qui permet de maintenir que tous les sujets expriment un argument sémantique du verbe. Parallèlement, à la suite d’Abney (1987), il est devenu standard de tenir que les déterminants sont des têtes prenant la projection nominale pour argument. Une des conséquences de cette hypothèse est un meilleur alignement entre arguments syntaxiques et arguments sémantiques, le premier argument du déterminant (son restricteur) coïncidant avec son complément.