Argument

De Sémanticlopédie
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par Olivier Bonami


Deux notions d’argument

La notion d’argument est utilisée avec deux sens différents, respectivement syntaxique et sémantique. La lecture de la littérature est rendue difficile par un flottement occasionnel quant à cette distinction. Ici on va tenter de la maintenir strictement.

Dans une sémantique à base de modèles, il est habituel d’analyser (1) comme (2) : le verbe rencontrer dénote une fonction à deux places rencontrer ; les noms propres Jean et Marie dénotent deux individus jean et marie. La sémantique compositionnelle a pour effet de fournir les individus jean et marie comme arguments à la fonction rencontrer.

(1) Jean rencontre Marie.
(2) rencontrer(jean, marie)

Si on adopte cette modélisation, il est naturel de dire que les noms propres Jean et Marie sont, en un sens, des arguments sémantiques du verbe rencontrer : leurs valeurs sémantiques respectives sont fournies comme arguments à la fonction qui est la valeur sémantique du verbe. Plus généralement, on dira qu’une expression A est un argument sémantique d’une expression B si la valeur sémantique de A sert à remplir une place argumentale de la valeur sémantique de B1.

En syntaxe, le terme d’argument est généralement utilisé pour regrouper les fonctions syntaxiques de sujet et de complément (complément direct, attribut, complément indirect, etc.) et les opposer aux têtes syntaxiques et aux ajout2.

Les arguments syntaxiques d’une tête servent souvent à exprimer ses arguments sémantiques. Cependant, au moins en première analyse, les deux notions sont loin de coïncider :

  • Certains arguments syntaxiques sont clairement sémantiquement vides, et ne peuvent donc pas être des arguments sémantiques. C’est le cas par exemple des éléments explétifs, comme le pronom impersonnel il en (3), ou les compléments correspondant à des portions d’idiomes non-compositionnels (Nunberg et al., 1994), comme le GN la mouche en (3).
(3) Il est arrivé une catastrophe.
(4) Paul a pris la mouche.
  • Les verbes et les adjectifs à montée se caractérisent par le fait qu’ils prennent un argument syntaxique qui ne leur fournit pas un argument sémantique, mais fournit un argument sémantique à un de leurs compléments. Ainsi en (5) Paul est un argument syntaxique de semble mais est seulement l’argument sémantique de dormir, comme en témoigne la représentation sémantique (6).
(5) Paul semble dormir.
(6) sembler(dormir(paul))
  • Il est courant qu’un élément autre que la tête syntaxique soit sémantiquement insaturé, et prenne pour argument sémantique une autre partie de la phrase. Les ajouts, comme l’adverbe modal forcément en (7), prennent typiquement pour argument sémantique la contribution sémantique du constituant avec lequel ils se combinent. De même, les déterminants, au moins quand ils sont quantificationnels comme chaque en (9), prennent deux arguments sémantiques, l’un correspondant à la contribution sémantique du reste du groupe nominal dans lequel ils apparaissent, l’autre à la contribution sémantique du reste de la phrase3.
(7) Paul viendra, forcément.
(8) forcément(venir(paul))
(9) Chaque étudiant viendra.
(10) chaque(étudiant, venir)
  • On est souvent amené à poser qu’un item lexical possède des arguments sémantiques qui ne se réalisent jamais comme des arguments syntaxiques, que nous appellerons arguments sémantiques strictement implicites. Par exemple, les noms communs prennent toujours au moins un argument sémantique, qui sert à fournir un paramètre pour la quantification, et ne correspond à un argument syntaxique que quand le nom est attribut. De même, divers auteurs ont été amené à proposer des arguments sémantiques supplémentaires pour certains items, même quand ceux-ci ne se manifestent pas dans la syntaxe comme des arguments syntaxiques. Le cas le plus célèbre est celui de l’argument « événement » pour les verbes d’action proposé par Davidson (1967) ; mais ce cas est loin d’être isolé. Par exemple l’adoption d’un langage de représentation sémantique comportant une quantification explicite sur les mondes possibles (comme Ty2, Gallin (1975)) impose d’introduire systématiquement des arguments « monde ». Il n’est pas possible de faire ici le tour de tous les arguments sémantiques strictement implicites qui ont été proposé dans la littérature.
  • Pour les arguments syntaxiques qui sont des GN, le GN peut être quantifié, comme en (9). Dans ce cas, le GN ne fournit pas un argument sémantique au verbe, même si sa combinaison avec le verbe a pour effet ultime que l’expression insaturée exprimée par le verbe est remplacée par une expression saturée.

On a montré que si on définit la notion d’argument syntaxique à partir des fonctions grammaticales habituelles, il existe des discordances systématiques entre arguments syntaxiques et arguments sémantiques. Cette situation ne satisfait pas certains auteurs, qui ont été amenés à modifier l’analyse syntaxique, pour une large part, dans le but d’uniformiser la relation entre les deux notions. Un mouvement de ce type est visible dans le cadre dit principes et paramètres. Pour prendre deux exemples particulièrement clairs, Rothstein (1995), propose que les explétifs ne soient pas réellement sémantiquement vide, mais dénotent un objet sémantique abstrait spécialisé ; ce qui permet de maintenir que tous les sujets expriment un argument sémantique du verbe. Parallèlement, à la suite d’Abney (1987), il est devenu standard de tenir que les déterminants sont des têtes prenant la projection nominale pour argument. Une des conséquences de cette hypothèse est un meilleur alignement entre arguments syntaxiques et arguments sémantiques, le premier argument du déterminant (son restricteur) coïncidant avec son complément.

Déterminer les arguments sémantiques d’un mot

Quand on cherche à établir la liste des arguments sémantiques d’un mot, on se trouve souvent face à diverses possibilités. Par exemple, si on étudie le verbe ouvrir, on peut se demander si celui-ci possède un, deux, ou trois arguments sémantiques, correspondant aux trois constituants en italique en (11).

(11) Jean ouvre la porte à Marie.


Un critère qui joue un rôle important pour décider est de déterminer si l’argument potentiel est sémantiquement obligatoire ou non (Kenny, 1963). Autrement dit, si tout emploi du verbe impose l’existence d’une entité jouant ce rôle. Prenons l’exemple de Marie en (11). Si Marie était un argument sémantique du verbe dans cet exemple, cela voudrait dire que le verbe dénote une relation à trois places. Donc, dans toute phrase employant ce verbe, il nous faut trouver un moyen de remplir la place occupée par marie en (12).

(12) ouvrir(jean, ι.porte, marie)


On tombe alors sur un problème pour analyser (13).

(13) Jean ouvre la porte.

Cet exemple n’impose pas qu’il y ait un bénéficiaire de l’ouverture de la porte : la porte peut avoir été ouverte par Jean sans que personne ne bénéficie de cette ouverture, ni même que Jean ait l’intention que quelqu’un en bénéficie. Or, si ouvrir dénote une relation à trois places, il n’y a pas moyen d’exprimer le fait que Jean ouvre la porte sans imposer du même fait qu’il y a quelqu’un à qui il l’a ouverte.

Pour que l’on puisse faire d’une entité un argument sémantique du verbe, il faut donc qu’elle soit sémantiquement obligatoire. En revanche l’inverse n’est pas vrai : si une entité est sémantiquement obligatoire dans tout événement décrit par le verbe, il ne s’en suit pas que cette entité doit correspondre à un argument sémantique du verbe (Bresnan, 1982). Par exemple, tout emploi du verbe dormir impose qu’il existe un lieu dans lequel l’activité de dormir a lieu ; cependant on ne suppose pas que les expressions de lieu sont systématiquement des arguments sémantiques du verbe.

Ces observations ont pour conséquence que la liste des arguments sémantiques d’un verbe est très souvent sous-déterminée par les données sémantiques. Dès lors, on n’a d’autre choix que de se baser sur des critères externes pour trancher. Parsons (1990, 1995) tient que la parcimonie sémantique demande qu’aucun argument syntaxique ne fournisse d’argument sémantique, puisque les données strictement sémantiques n’imposent jamais qu’il le fasse. Il propose donc une solution radicale où le verbe a toujours un seul argument sémantique, correspondant à un événement, et où la relation entre le verbe et ses arguments syntaxiques est médiée par des relations représentants des rôles thématiques ; par exemple Marie a frappé Jean reçoit l’analyse en (13).

(13) e (frapper(e) ∧ agent(e , marie) ∧ patient(e , jean))


Dowty (1982, 1989) soutient que l’économie de la grammaire doit être prise en compte pour trancher. Sujets et compléments directs étant (selon lui) systématiquement sémantiquement obligatoires, il est plus satisfaisant de les traiter comme fournissant des arguments sémantiques. Bonami (1999) tient un raisonnement similaire pour justifier que si les sujets et les compléments directs fournissent des argument sémantiques, les compléments indirects n’en fournissent pas. Les compléments indirects ont les mêmes propriétés syntaxiques, qu’ils soient sémantiquement obligatoires ou pas. Du coup, Bonami soutient que l’analyse la plus satisfaisante donne un statut uniforme à tous les compléments indirects, ce qui n’est pas possible si on tient que certains fournissent des arguments sémantiques au verbe.

Notes

1 Cette définition a été illustrée en utilisant une modélisation en logique des prédicats du premier ordre, mais elle est opératoire dans tout cadre où certains items ont pour valeur sémantique des fonctions (par exemple des termes d’une variété de lambda calcul), ou plus généralement, des objets sémantiques insaturés (même si ceux-ci ne sont pas modélisés comme des fonctions).

2 Cette définition se limite au domaine verbal. En dehors du domaine verbal, il n’y a guère de consensus pour savoir quelles fonctions doivent être considérées comme argumentales.


3 Pour les besoins de la discussion on traite ici les GN quantifiés et les indéfinis comme des quantificateurs généralisés, et les noms propres comme des constantes. Les définis sont traités à l’aide d’un iota-opérateur de type 〈〈e, t〉,e〉.

Références

  • Abney, Steven, 1987. The English Noun Phrase in its Sentential Aspect. Thèse de doctorat, MIT.
  • Bonami, Olivier, 1999. Les constructions du verbe : le cas des groupes prépositionnels argumentaux. Thèse de doctorat, Université Paris 7.
  • Bresnan, Joan, 1982. « Polyadicity ». In Joan Bresnan (éd.), The mental representation of grammatical relations, pp. 149–172. Cambridge : MIT Press.
  • Davidson, Donald, 1967. « The logical form of action sentences ». In Nicholas Rescher (éd.), The logic of decision and action. The University of Pittsburgh Press.
  • Dowty, David, 1982. « Grammatical relations and montague grammar ». In Pauline Jacobson et Geoffrey Pullum (éds.), The Nature of Syntactic Representations, pp. 79–130. Dordrecht : Reidel.
  • Dowty, David, 1989. « On the semantic content of the notion 'thematic role' ». In Gennaro Chierchia, Barbara H. Partee, et Raymond Turner (éds.), Properties, types, and meaning, tm. 2, pp. 69–129. Dordrecht : Kluwer Academic Press.
  • Gallin, Daniel, 1975. Intensional and Higher-Order Modal Logic. Amsterdam : North-Holland.
  • Kenny, Anthony, 1963. Action, Emotion and Will. London : Routledge & Kegan Paul.
  • Nunberg, Geoffrey, Ivan A. Sag, et Thomas Wasow, 1994. « Idioms ». Language 70 : 491–538.
  • Parsons, Terence, 1990. Events in the semantics of English. Cambridge : MIT Press.
  • Parsons, Terence, 1995. « Thematic relations and arguments ». Linguistic Inquiry 26 : 635–662.
  • Rothstein, Susan, 1995. « Pleonastics and the interpretation of pronouns ». Linguistic Inquiry 26 : 499–529.

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