Quantification

De Sémanticlopédie
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par Claire Beyssade et Brenda Laca


Le terme quantification est associé en sémantique moderne à un large éventail d’acceptions qui vont des utilisations très restrictives faites dans le cadre de la logique du premier ordre et dans celui de la théorie des quantificateurs généralisés jusqu’à des utilisations larges, assez proches du langage courant, dans lequel quantifier revient à comparer quantitativement des entités à l’aide de fonctions de dénombrement ou de mesure. Dans les exemples suivants, les expressions en italique sont analysées comme exprimant une quantification :

(1) a. Jean a rencontré une centaine de personnes
b. La plupart des invités étaient contents
c. Jean lit beaucoup

Les outils grammaticaux de la quantification dans les langues naturelles sont très souvent polycatégoriels. Ainsi, tout peut précéder un N ou un SN (toutes choses confondues, tous les étudiants), mais il peut également occuper des positions normalement réservées à certains adverbes, comme celle qui suit immédiatement le verbe fini (Ils sont tous partis à minuit) ou celle qui précède un adjectif ou un adverbe (Il était tout proche). Peu, de son côté, peut introduire un SN (peu d’étudiants), mais il s’associe également à des adjectifs (peu fiable) et à des SV (aller peu au cinéma).

Pour rendre compte de cette possibilité de quantifier sur des objets de nature différente, on peut soit développer un système formel dans lequel la quantification peut porter non seulement sur des entités individuelles mais aussi sur des propriétés (cf. les logiques d'ordre supérieur), soit rester au premier ordre et distinguer parmi les individus différentes “sortes" (comme les espèces, les propriétés, les événéments, ou les instants temporels, les mondes possibles etc) et quantifier sur leurs indices.

Dans les faits, les recherches sémantiques se sont longtemps concentrées presque exclusivement sur la quantification nominale et ses instruments, et c’est elle qui a fournit le modèle pour les analyses ultérieures d’autres types de quantification.


Quantification nominale et logique des prédicats (LP)

L’appareil quantificationnel des langues les mieux décrites contient une série d’items qui forment un constituant syntaxique avec une projection nominale. Ces items forment une série assez large, mais en principe fermée, ils exhibent des contraintes combinatoires mutuelles assez nettes et ils occupent une position périphérique par rapport aux compléments et d’autres modifieurs de la tête nominale.

(2) Tous mes enfants / * Mes tous enfants

On les appelle généralement déterminants (bien que dans certaines traditions plus anciennes on oppose dans cette classe les déterminants au sens propre – définis, démonstratifs et possessifs – aux “quantifieurs"). Ce sont eux qui déterminent les propriétés dénotationnelles et combinatoires les plus importantes des SN qu’ils introduisent.

Dans un premier temps, on a tenté de ramener l'analyse de la quantification nominale dans les langues à la quantification logique et même plus précisément à la quantification dans le calcul des prédicats. Les quantificateurs y sont au nombre de deux : le quantificateur existentiel ∃ et le quantificateur universel ∀. Ils sont toujours associés à une variable pour former un préfixe quantificationnel, qui, placé à la gauche d'une formule bien formée, permet d'engendrer une nouvelle formule bien formée.

(3) Si x est une variable et Φ une formule bien formée, ∃xΦ et ∀xΦ sont aussi des formules

bien formées.


On définit les conditions de vérité d'une formule comportant un préfixe quantificationnel comme suit1 :

(4) a. ∃xΦ est vraie ssi il existe au moins une valeur v pour x telle que la formule Φ dans laquelle

on a remplacé toutes les occurences libres de x par v est vraie.

b. ∀xΦ est fausse ssi il existe au moins une valeur v pour x telle que la formule Φ dans laquelle

on a remplacé toutes les occurences libres de x par v est fausse.


Il s'ensuit que (i) ces deux quantificateurs sont mutuellement réductibles l'un à l'autre à l’aide de la négation (∃xΦ ⇔ ¬∀x¬Φ) et (ii) un préfixe quantificationnel peut s'attacher à des formules de n’importe quel degré de complexité syntaxique, donc éventuellement à des formules comportant déjà des connecteurs logiques et/ou des préfixes quantificationnels. Les préfixes quantificationnels entrent alors dans des interactions extrêmement complexes entre eux et avec les connecteurs propositionnels. Ces interactions sont appelées des interactions de portée ou scope.

Les conditions de vérité d’un grand nombre d’énoncés des langues naturelles peuvent être capturées par le biais d'une “traduction" en logique du premier ordre (LP). Mais il existe des limites à une telle entreprise de traduction.

La première concerne le nombre des quantificateurs : deux dans LP, mais beaucoup plus dans les langues naturelles. Si l'on peut traduire dans LP enrichie du symbole d'égalité les déterminants de cardinalité comme trois, ainsi que les cardinaux modifiés comme au moins deux ou exactement trois, il est en revanche difficile de trouver une traduction satisfaisante pour beaucoup ou quelques, et il a été démontré qu'il n'existe pas de traduction dans LP des déterminants–quantifieurs qui expriment des proportions, comme la plupart des N ou trois quarts des N.

La seconde porte sur la compositionalité de la traduction d'une phrase de la langue en LP. Il n’y a rien en LP qui corresponde au niveau du syntagme nominal. Un nom propre est traduit par une constante, et un nom commun correspond à un prédicat, mais un syntagme nominal peut être traduit, selon le contexte, soit par une constante, soit par une séquence composée d'un préfixe quantificationnel (∃x ou ∀x), d'un prédicat correspondant au N, et d'un connecteur (∧ ou →). Cela pose deux problèmes : (i) il faut déterminer quand traduire un SN par une constante, et quand lui associer une expression quantifiée, et (ii) on introduit une asymétrie dans les traductions (5)a'–b' en LP des phrases existentielles et universelles (5)a-b, alors qu'elles avaient exactement la même structure syntaxique (SN SV) :

(5) a. Un homme dort a'. ∃x (H(x) ∧ D(x))
b. Tout homme dort b'. ∀x (H(x) → D(x))


Ce problème trouve une solution dès 1973, dans l’article PTQ de Montague, qui propose d’associer à l’indéfini un et à l’universel tout les lambda-termes respectifs λPλQ ∃x (P(x) ∧ Q(x)) et λPλQ ∀x (P(x) → Q(x)). Mais en utilisant des lambda-expressions, Montague quitte la logique des prédicats (i.e la logique du premier ordre) pour passer à une logique d’ordre supérieur.

SN référentiels vs SN quantifiés

Pour distinguer les expressions référentielles des expressions quantifiées, on s'appuie en général sur deux principes ou lois logiques (la non contradiction et le tiers exclus) ainsi que sur des propriétés de portée. Les SN qui vérifient la loi de contradiction (P et non P est toujours faux) et la loi du tiers exclu (P ou non P est toujours vrai) et qui n’entrent pas en interaction avec des expressions quantifiées ou avec la négation, ne donnant pas lieu à des effets d’ambiguité attribuables à des portées différentes, sont considérés comme des expressions référentielles, ceux qui ne remplissent pas ces trois conditions sont traités comme des expressions quantifiées.

(6) a. Jean est grand et Jean n'est pas grand (contradiction)
a′. Un homme est grand et un homme n'est pas grand grand (possiblement vrai)
b. Jean est grand ou Jean n'est pas grand (tautologie)
b′. Tout homme est grand ou tout homme n'est pas grand (possiblement faux)
c. Marie n'a pas vu Jean
c′. Marie n'a pas vu un homme (ambigu : Marie n'a vu aucun homme / Il y a un homme que Marie n'a pas vu ).


En grammaire générative, s’ajoute à cela le critère qui relève de l’interprétation des pronoms : tous les SN qui admettent ou exigent les lectures de “variables liées" pour les pronoms dont ils fournissent l’antécédent sont considérés comme des expressions quantifiées. Ces expressions quantifiées sont censées être soumises à des opérations de mouvement syntaxique préalables à l’interprétation, qui permettent d’engendrer les effets de portée relative et de liage de pronoms et anaphores sur lesquels s’est concentrée la recherche dans les années 1970 et 1980 (cf. Quantifier Raising en grammaire générative).

Ces tests permettent de classer les SN singuliers introduits par l’article défini, par des démonstratifs ou par des déterminants possessifs – sauf des cas exceptionnels facilement circonscrits – parmi les expressions référentielles, et le reste parmi des expressions quantifiées. Quant aux SN pluriels introduits par l’article défini, par des démonstratifs ou par des déterminants possessifs, ils se comportent comme des expressions quantifiées dans les lectures distributives, et comme des expressions référentielles dans les lectures collectives.

Cependant, il n'est pas toujours aisé de déterminer si un SN donné correspond à un terme individuel (type e) ou s'il doit être traduit par une expression quantifiée. On trouve déjà cette question de l'alternative entre expression référentielle et expression quantifiée chez Frege : selon lui, les noms propres sont des constantes individuelles, l’article défini précédant un nom commun au singulier a pour fonction (dans la plupart des cas) de transformer un prédicat en une constante individuelle, et des mots comme tous, chaque, aucun, quelques expriment des “relations entre des prédicats (concepts, classes)... et ne sont pas, du point de vue logique, étroitement associés au prédicat qui les suit, mais se rapportent à la phrase toute entière" (Frege 1892/1980: 72-3).


Cette question se pose de façon cruciale pour les SN indéfinis, dont on pense aujourd'hui, à la suite notamment des travaux de Kamp et Heim, qu'ils constituent une troisième classe. On peut alors considérer ou bien qu'ils ont un type sémantique propre (le type (e,t)), ou bien qu'ils changent de type selon leur contexte d'emploi. Ces deux points de vue ne sont d'ailleurs pas incompatibles, si l'on admet, à la suite de Partee (1987), qu'il existe des règles de changement de type sémantique et qu'on associe à un SN, non pas un type unique, mais une famille de types.

La théorie des quantifieurs généralisés (TQG)

Dans les années 1980, s'inscrivant dans la continuité des travaux de Montague, Barwise et Cooper d’une part et Keenan et Stavi d’autre part ont eu l’idée de rapprocher la dénotation des SN (de tous les SN) de quantifieurs généralisés. Un QG est un ensemble d’ensembles. Le SN un homme par exemple est vu comme l’ensemble de toutes les propriétés qu’un homme a, quant au SN tout homme, il dénote l’ensemble des propriétés que tous les hommes ont. La TQG permet d'analyser tous les SN de la même façon, qu'il s'agisse de nom propre (cf. (7)c) ou de SN proportionnel (cf. (7)e), elle répond au problème du trop faible nombre de quantificateurs de LP, et permet de classer les déterminants selon les propriétés sémantiques (symétrie, intersectivité, monotonie...) qu'ils manifestent.

(7) a. [[ tous les N ]] = {X ⊆ U / [[ N ]] ⊆X}
b. [[ quelques N ]] = {X ⊆ U / [[ N ]] ∩ X ≠ Ø}
c. [[ Jean ]] = {X ⊆ U / [[ j ]] ∈ X}
d. [[ au moins deux N ]] = {X ⊆ U / |[[ N ]] ∩ X| ≥ 2}
e. [[ la moitié des N ]] = {X ⊆ U / |[[ N ]] ∩ X| ≥ |[[ N ]] |/2}


On distingue souvent deux approches de la quantification généralisée : l'approche fonctionnelle vs l'approche relationnelle. L'approche fonctionnelle associe à tout SN une fonction qui prend comme argument un ensemble, et renvoie une valeur de vérité. Un SV dénotant un ensemble, un SN donné dénote une fonction qui partitionne les SV en deux classes, selon que la phrase SN SV est vraie ou fausse. Le déterminant, lui, dénote une fonction qui prend comme argument une fonction (un N) et renvoie une fonction : il est de type ((e,t),((e,t),t)). L'approche fonctionnelle reste très proche de la syntaxe : le déterminant se combine d'abord avec le nom pour former un SN, ce dernier se combinant avec le SV pour former une phrase.

L'approche relationnelle s'éloigne plus de la syntaxe, elle fait éclater le SN et considère qu'un déterminant dénote une relation entre deux ensembles, l'ensemble dénoté par le nom et celui dénoté par le SV. Le quantificateur universel par exemple correspond à la relation d’inclusion puisqu'une phrase comme tous les A sont B sera vraie ssi [[ A ]] [[ B ]] . L'approche relationnelle peut facilement s'étendre des déterminants à d'autres types d'expressions, notamment aux adverbes de quantification comme souvent, toujours, ou beaucoup et fournit la base de la quantification non sélective et de travaux sur les quantifieurs de degré (cf. a.o. Doetjes).

Quantification non-sélective et structures tripartites

Pour rendre compte du caractère restreint de la quantification dans les langues, on peut associer aux phrases des structures tripartites, à la manière de Lewis (1975). Les représentations tripartites mettent en évidence une propriété importante des quantifieurs des langues naturelles : indépendamment de leur statut syntaxique (adverbe ou déterminant), les quantifieurs sont toujours associés à une restriction et à une portée. Ainsi on fait correspondre aux phrases (5)a-b reprises en (8) les structures tripartites respectives (8)a'-b', et plus généralement, à toute phrase comportant un SN quantifié, une traduction du type de (9) :

(8) a. Un homme dort. a′. ∃x (H(x)) [D(x)]
b. Tout homme dort. b′. ∀x (H(x)) [D(x)]
(9) Quantificateur (restriction) [portée]

La restriction indique le domaine de quantification, qui dépend du contexte syntaxique pour les adverbes, et qui correspond au prédicat associé au nom dans le cas de SN quantifié. Les structures tripartites présentent plusieurs avantages par rapport à LP. Elles permettent de retrouver, dans le langage de traduction, la symétrie des structures syntaxiques associées aux phrases existentielles et universelles. Elles sont compatibles avec une augmentation du nombre de quantificateurs. Enfin, en permettant le liage non sélectif, elles offrent une solution au problème de la compositionalité dans le cas des donkey sentences notamment. Le quantificateur en tête de la formule tripartite lie toutes les variables libres qui apparaissent dans la restriction. Du coup, un quantificateur universel (cf. tout en (10)a), tout comme un adverbe de quantification (cf. toujours en (10)b), peut lier les variables libres introduites dans la restriction par les expressions indéfinies un âne en (10)a et un fermier et un âne en (10)b.

(10) a. Tout fermier qui possède un âne le bat
b. Un fermier qui possède un âne le bat toujours
(10′) ∀x, y (fermier(x) & âne(y) & possède (x, y)) [bat(x, y)]

On retrouve cette même idée du liage non sélectif dans les travaux de Kamp et de Heim. Mais le principal problème de ce cadre est que les équivalences logiques fondées sur les interactions entre quantificateurs et connecteurs y deviennent moins nettes.

Notes

1 Pour une définition formelle très précise de la sémantique des expressions quantifiées, voir Gamut (1991), vol 1, pp. 87-99.

Références

Textes fondamentaux

  • Barwise, J ; Cooper, R., 1981. Generalized quantifiers and natural language. Linguistics and Philosophy 4, 159-218.
  • Frege, G., 1892/1980. Ecrits logiques et philosophiques. Paris. Le Seuil.
  • Lewis, D., 1975. Adverbs of Quantification, in Keenan E. (ed.) Formal Semantics of Natural Language, Cambridge U.P.
  • Montague, R., 1973. The Proper Treatment of Quantification in Ordinary English, in J. Hintikka, J. Moravcsik and P. Suppes (eds.), Approaches to Natural Language, Synthese Library 49, Reidel, Dordrecht, 221–242.
  • Partee, B. H., 1987. Noun Phrase Interpretation and Type-Shifting Principles. In Groenendijk et al. (eds), Studies in Discourse Representation Theory and the Theory of Generalized Quantifiers, Foris, Dordrecht, 115-143.

Autres lectures

  • Bach, E. & al. 1995. Quantification in Natural Languages, Dordrecht, Kluwer
  • Corblin, F., 2002. Représentation du discours et sémantique formelle, Paris, PUF.
  • Doetjes Jenny, Degree Quantifiers, in Corblin & de Swart (eds), Handbook of French Semantics, SCLI, 83-98.
  • Gamut, L. T. F., 1991. Logic, Language, and Meaning. Volume 1: Introduction to Logic. University of Chicago Press, Chicago.
  • Heim, I., 1982. The Semantics of Definite and Indefinite NP, Ph. D. dissertation, University of Massachussetts, Amherst, published in 1989 by Garland, New-York.
  • Hintikka, J., 1974. Quantifiers vs. Quantification Theory, Linguistic Inquiry 5, 153-177.
  • Kamp, H. ; Reyle, U., 1993, From Discourse to Logic, Dordrecht, Kluwer.
  • Keenan, Edward L. ; Stavi, J., 1986. A semantic characterisation of natural language determiners, Linguistics and Philosophy, 9, 253-326.
  • Kleiber, G. ; Laca, B. ; Tasmovski, L. (eds), 2001. Typologie des groupes nominaux, Presses Universitaires de Rennes.
  • May, Robert 1985. Logical Form: its structure and derivation, Cambridge, Mass. MIT Press.
  • Partee, B. H. ; M., Rooth, 1983. Generalized Conjunction and Type Ambiguity, in R. Baüerle et al. (ed), Meaning, Use and Interpretation of Language, Berlin, de Gruyter, 115-143.
  • Partee, B., 1988. Many-quantifiers, Proceedings of the Fifth ESCOL, Ohio State University, 383-402.
  • Szabolsci, A. (ed), 1997. Ways of Scope Taking, Dordrecht, Kluwer.

Mots Clés

logique des prédicats, théorie des quantificateurs généralisés, structures tripartites, expression référentielle/quantificationnelle, type e / type ((e,t),t), variable libre/liée.


Renvois Possibles