De re vs. de dicto

De Sémanticlopédie
Aller à : navigation, rechercher


par Claire Beyssade


La distinction de re / de dicto

La distinction entre interprétation de re et interprétation de dicto remonte à l'époque médiévale (aux 12ème et 13ème siècles). On doit à Abelard l'expression de re, mais c'est Thomas d'Aquin qui a introduit l'opposition de re / de dicto. De re signifie en latin ‘à propos de la chose’, et de dicto ‘à propos de ce qui est dit’. A l'origine, cette distinction a été établie pour rendre compte de l'ambiguïté de propositions dans lesquelles un groupe nominal apparaît dans la portée d'une expression modale, comme en (1) :

(1) Ralph croit qu'Orcutt est un espion.
(1′) a. Il existe un individu qui s'appelle Orcutt et Ralph croit que cet individu est un espion.
b. Ralph croit que l'individu qu'il identifie comme Orcutt est un espion.

On peut interpréter (1) de deux façons différentes, paraphrasables par (1′a) et (1′b). (1′a) correspond à la lecture de re : la modalité (ici la croyance) porte sur une proposition qui concerne la chose en elle-même (l'individu qui est un espion) indépendamment de son mode de présentation (le nom propre Orcutt) ; le nom propre n'est pas sous la portée de la modalité, (1′a) est vérifiée même si Ralph ne sait pas que l'individu qu'il croit être un espion s'appelle Orcutt.

En (1′b) en revanche, le nom propre est sous la portée de la modalité, la croyance de Ralph est double : elle porte à la fois sur la manière d'identifier l'individu en question (l'individu appelé Orcutt) et sur la propriété qui lui est attribuée (être un espion). Le mode de présentation de l'individu auquel est attribuée une propriété est lui-même une croyance de Ralph.

L'exemple (2), dû à Quine (1956), montre bien l'importance de la distinction : le pronom indéfini quelqu'un est interprété de re en (a) et de dicto en (b).

(2) Ralph croit que quelqu'un est un espion.
(2′) a. Ralph croit qu'il y a des espions.
b. Il y a quelqu'un dont Ralph croit que c'est un espion.

Les attributions de croyance sont donc source d'ambiguïté. Dans la lecture de dicto, la croyance ne porte pas seulement sur le contenu de la proposition, mais aussi sur les termes utilisés pour formuler la croyance, alors que dans la lecture de re, la croyance porte sur un état de fait, indépendamment des termes employés pour le décrire.

De façon plus générale, l'ambiguïté entre lecture de re et lecture de dicto apparaît chaque fois qu'un groupe nominal est enchâssé sous un verbe d'attitude propositionnelle (comme croire ou savoir), et plus généralement dans les contextes intensionnels, c'est-à-dire des contextes dans lesquels le principe de substitution salva veritate des expressions coréférentielles n'est pas vérifié. Les expressions modales comme il est nécessaire que ou il est possible que ainsi que les adverbiaux de temps comme dans deux jours en sont des exemples. C'est le cas aussi des verbes qui prennent un objet intensionnel comme argument, comme chercher, avoir besoin de, manquer de, empêcher, ressembler, vouloir, attendre, exiger, demander... Ces derniers exemples montrent bien que l'ambiguïté entre lecture de re et lecture de dicto concerne le groupe nominal et seulement indirectement la proposition crue, voulue...


Autres ambiguïtés référentielles

L'ambiguïté de re / de dicto a souvent été rapprochée d'autres ambiguïtés référentielles, comme la distinction entre lecture attributive vs référentielle ou l'opposition entre lecture spécifique vs non spécifique, mais plusieurs auteurs (notament Kripke (1977), Galmiche (1983) et Abbott (2000)), ont montré que ces oppositions, si elles se recouvrent partiellement, ne sont pas identiques.

Attributif / référentiel

Donnellan (1966), s'appuyant sur l'exemple (3) devenu célèbre, a distingué deux usages des descriptions définies. (3′) a et b glosent respectivement l'usage référentiel et attributif de (3).

(3) L'assassin de Smith est fou.
(3′) a. L'assassin de Smith, que je connais et qui n'est autre que Robert D, est fou.
b. L'assassin de Smith, quel qu'il soit, est fou.

On dit que la description définie est référentielle quand le locuteur fait référence à un homme précis. Le fait que le locuteur emploie la description définie l'assassin de Smith plutôt que n'importe quelle autre description définie ayant la même référence ou même un nom propre n'est pas considéré comme pertinent. En revanche, dans le cas de l'usage attributif, le choix de la description définie est essentiel. Il est dit que l'assassin de Smith en tant que tel, parce qu'il a commis cet assassinat, est fou. C'est la nature ou la violence de ce crime qui témoigne de sa folie. Le locuteur ne fait donc pas référence à un individu précis, il est même possible que cet individu n'existe pas, comme le montre l'exemple (4) :

(4) L'assassin de Smith, s'il existe, est fou. Mais qu'est-ce qui prouve que Smith ne s'est pas suicidé ?

On peut donc être tenté de rapprocher lecture de re et lecture référentielle d'une part, lecture de dicto et lecture attributive d'autre part. Cependant, des exemples comme (5), montrent qu'on peut avoir une lecture de dicto non attributive. On reprend les termes utilisés par quelqu'un (d'où l'usage de dicto) pour faire référence à un individu précis (d'où la lecture référentielle). Par ailleurs, la distinction attributif vs référentiel concerne les descriptions définies, ce qui n'est pas le cas de l'ambigiïté de re / de dicto, qui apparaît spécifiquement dans les contextes intensionnels.

(5) a. L'homme dont Paul dit qu'il est l'assassin de Smith a un alibi.
b. L'homme qui, selon Paul, boit du champagne boit en fait de l'eau gazeuse dans une coupe de champagne.

Spécifique / non spécifique

Une autre ambiguïté référentielle concerne les descriptions indéfinies : (6) par exemple peut recevoir deux interprétations, une spécifique (6′a) et une non spécifique (6′b).

(6) Jeanne veut épouser un millionnaire.
(6′) a. Jeanne veut épouser un homme qui soit millionnaire.
b. Il y a un millionnaire que Jeanne veut épouser.

La paraphrase existentielle (il y a un X tel que...) permet de repérer l'emploi spécifique, tout comme la reprise de la description indéfinie par un pronom personnel. En revanche, l'usage non spécifique donne lieu à une reprise par le pronom en et à l'emploi du subjonctif dans la relative1. On pourrait être tenté d'assimiler lecture spécifique et lecture de re d'une part, lecture non spécifique et lecture de dicto d'autre part. Mais là encore, le recouvrement n'est que partiel comme le montre l'exemple (7), où la description indéfinie est à la fois spécifique et de dicto.

(7) Jeanne veut épouser un soi-disant millionnaire, qui a bien plus de dettes que de biens.

C'est typiquement dans les contextes intensionnels (vouloir, chercher...) que l'on trouve l'ambiguïté entre lecture spécifique et non spécifique. Il est d'autres contextes qui excluent purement et simplement la lecture non spécifique. Le contraste entre chercher et trouver illustre cela :

(8) a. Jeanne a cherché une licorne. (ambigu)
b. Jeanne a trouvé une licorne. (non ambigu, spécifique, extensionnel)

La distinction entre lecture de re et de dicto ne peut donc être identifiée ni à l'opposition entre usage référentiel et attributif, ni à la distinction entre interprétation spécifique et non spécifique. Cependant, toutes ces oppositions mettent en lumière différents aspects de la référence des expressions nominales et soulèvent en particulier l'épineuse question de la référence à des objets imaginaires, un des problèmes dominants en philosophie du langage.

L'analyse classique et ses problèmes

Une ambiguïté de portée ?

Quine (1960) a analysé l'ambiguïté entre lecture de re et de dicto comme une ambiguïté de portée. Il a proposé de décomposer le verbe chercher en essayer de trouver. Essayer est intensionnel, d'où l'ambiguïté. L'expression quantifiée une licorne en (8a) peut apparaître sous la portée du verbe try (lecture de dicto) ou au dessus (lecture de re).

On peut donner une version moderne de la distinction entre lecture de re / de dicto dans le cadre des logiques modales. Les formes logiques données sous (9) correspondent aux deux lectures de (1). B correspond à l'opérateur modal de croyance, il prend deux arguments : le sujet de la croyance et la proposition crue. Quant à S, c'est le prédicat unaire ‘être un espion’. En (9a) la proposition crue comporte une variable libre x, la croyance concerne cet objet, mais pas son mode de présentation ou de donation. En revanche en (9b), la croyance porte à la fois sur l'objet et sur son mode de présentation. Pour mieux mettre en lumière ce qui distingue lecture de re et lecture de dicto, on peut représenter la lecture de dicto comme en (9b′), qui est équivalent à (9b). Mais une question reste ouverte et controversée : est-ce que le second argument de l'opérateur de croyance B peut comporter une variable libre ? Si l'on considère que la croyance est une relation entre un individu et une proposition, alors (9a) est syntaxiquement mal formée2.

(9) a. ∃x (x=Orcutt ∧ B(Ralph, S(x))
b. B(Ralph, S(Orcutt))
b′. B(Ralph, ∃x (x=Orcutt ∧ S(x)))

Un second point mérite d'être souligné. S'il y a bien deux façons différentes d'interpréter la référence du groupe nominal, selon qu'on considère ce qu'il dénote ou la façon dont il dénote, selon qu'on l'analyse comme un terme référentiel ou comme une mention, le plus souvent néanmoins, même dans les contextes d'attitudes, ces deux lectures ne se distinguent pas mais coïncident. Ce n'est que dans les contextes défectifs au sens de Stalnaker que les lectures de re et de dicto se distinguent : il s'agit des contextes où le locuteur et les différents agents mentionnés ne partagent pas les mêmes croyances ou manquent d'informations sur les faits ou la façon d'identifer certains référents. En d'autres termes, il s'agit de contextes où les interlocuteurs ne sont pas omniscients et disposent seulement d'informations incomplètes.

Opacité et dénotation de propriété

Montague analyse les verbes qui donnent lieu à l'ambiguïté de re / de dicto comme dénotant une relation entre un individu et un quantifieur généralisé intensionnel. La lecture de re suit de ce qu'on appelle la règle de “quantifying in”. Son analyse soulève plusieurs problème : en particulier, comme l'a montré Zimmermann (1993), elle surgénère les cas d'ambiguïté. En effet, l'ambiguïté de re / de dicto n'apparaît qu'avec les expressions définies ou indéfinies, mais pas avec les “vraies” expressions quantifiées, comme chaque N, tout N etc. Les exemples comme (10) ne donnent lieu qu'à la lecture de re, pas à la lecture de dicto.

(10) a. Jean croit que tout homme est mortel.
b. Jean recherche tous les romans de Beckett.

Pour rendre compte de cette différence, Zimmermann propose d'analyser un verbe comme chercher comme dénotant une relation entre un individu et une propriété (i.e. une expression de type <s,<e,t>>). L'interprétation de dicto dérive d'une montée de type par coercion des groupes nominaux. Or, comme l'a montré Partee (1986), les expressions définies et indéfinies peuvent dénoter des propriétés, mais pas les “vraies” expressions quantifiées. Quant à la lecture de re, elle met en jeu, comme chez Montague, la règle de “quantiying in”.

Sémantique des jeux et indépendance informationnelle

L'analyse de l'ambiguïté de re / de dicto en termes de portée à été remise ne cause par les tenants de la sémantique des jeux, notamment par Hintikka (1987). Si on essaie de comprendre comment fonctionne réellement les langues naturelles, on doit se demander d'où vient le quantificateur présent dans les formes logiques (9) a et b′ ? En effet, il n'y en a nulle trace dans (1), qui comporte un nom propre. On est face à un vrai problème d'interface syntaxe-sémantique, que la Sémantique des Jeux résoud par le recours au phénomène d'indépendance informationnelle. Les deux formes logiques correspondants aux deux interprétations possibles de (1) ne sont pas (9a) et (9b) mais plutôt (11a) et (11b) :

(11) a. B Ralph S [Orcutt]
b. B Ralph S [Orcutt / B Ralph]

(11) ne comporte pas de quantificateur existentiel. Entre (11) a et b, l'analogie syntaxique est bien plus grande qu'entre (9) a et b. Et l'élément qui rompt l'analogie entre (11) a et b, à savoir l'opérateurr d'indépendance informationnelle noté /3, donne lieu à une observation intéressante plutôt qu'à un problème : l'indépendance informationnelle ne fait l'objet d'aucune indication syntaxique dans les langues naturelles. Donc l'absence, dans (1), de tout élément correspondant à l'indicateur d'indépendance n'est qu'un cas particulier d'un phénomène plus général. Selon Hintikka, l'absence d'indication uniforme de l'indépendance informationnelle dans les langues naturelles jette une ombre sur tous les traitements sémantiques conduits à partir de la syntaxe. L'indépendance informationnelle est un trait essentiel et important de la forme logique d'une phrase où elle se produit, et ce, quel que soit le sens que les logiciens et linguistes sont prêts à donner à la notion de forme logique.

Références

Textes fondamentaux :

  • Abbott, Barbara, 2000. Attributive, referential, de dicto and de re, ms.
  • Donnellan, Keith S. 1966. Reference and Definite Descriptions. Philosophical Review 75, 281-304.
  • Frege, Gottlob. 1892 Sens et dénotation, dans Ecrits logiques et philosophiques, 102-126, Seuil, 1971.
  • Galmiche, Michel, 1983. Les ambiguités référentielles ou les pièges de la référence, Langue française, n°57, pp.60-86.
  • Hintikka J., 1987b, Is Scope a viable Concept in Semantics? dans ESCOL 86, Proceedings of the third Eastern States Conference on Linguistics (Columbus, Oh., FSCOL),p. 259-270.
  • Hintikka J., I974, Quantifiers vs quantification theory, Linguistic Inquiry 5, p. I53-177.
  • Hintikka J., I976, The Semantics of Questions and the Questions of Semantics, Acta philosophica fennica, 28-4, Helsinki, Philosophical Society of Finland.
  • Kripke, Saul A, 1977, Speaker's reference and semantic reference. In Peter A. French, Theodore E. Uehling & Howard K. Wettstein, eds, Midwest Studies in Philosophy, volume II, Morris, MN: University of Minesota, 255-276.
  • Kripke, Saul A, 1980, Naming and Necessity, Harvard.
  • Montague, R., 1973. The proper treatment of quantification in ordinary English. In K. J. J. Hintikka, J. M. E. Moravcsik, & P. Suppes (eds), Approaches to Natural Language, pp. 221-242. Reidel, Dordrecht.
  • Partee, Barbara, 1986.
  • Quine, W. V. O. 1960. Word and object. Cambridge, Mass.: MIT Press.
  • Russell, Bertrand. 1905. On denoting. Mind 14, 479-493.
  • Zimmermann, E. 1993. On the proper treatment of opacity in certain verbs. Natural Language Semantics 1:149-179.

Autres lectures :

  • Burge, Tyler. 1977. Belief de re. Journal of Philosophy 74, 338-362.
  • Kaplan, David. 1978. Dthat. In Peter Cole, ed., Syntax and Semantics, vol. 9: Pragmatics. New York: Academic Press, 221-243.
  • Larson, Richard & Gabriel Segal. 1995. Definite descriptions. In Knowledge of meaning: An introduction to semantic theory. Cambridge, MA: MIT Press, 319-359.

Notes

1
(i) a. Jeanne veut épouser un millionnaire, mais il n'y en a pas dans son entourage.
b. Jeanne veut épouser un millionnaire, mais elle ne lui a encore rien dit.
(ii) Jeanne veut épouser un homme, qui est / soit millionnaire.

Ajoutons que dans certaines langues, il existe des marques morphologiques propre à l'usage spécifique. C'est le cas de l'accusatif prépositionnel en roumain ou en espagnol.

2 Sur ce point, se reporter à Cocchiarella 1984: 314.

3 X / YZ signifie que le coup suscité par l'expression X est indépendant pour l'information des expressions Y et Z.

Mots clés et renvois possibles