Logophoricité

De Sémanticlopédie
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par Danièle Godard

La notion de logophoricité est née chez les africanistes (Hagège 1974, Clements 1975) pour caractériser certaines formes pronominales, qui apparaissent dans des environnements spécifiques. Le champ de la notion a été ensuite étendu à certains emplois de formes non dédiées à ce même type d'environnement dans des langues sans lien génétique ou géographique avec les premières, extension qui s'accompagne d'une réinterprétation de la notion. On peut distinguer deux directions : la logophoricité est rapprochée (i) du point de vue , (ii) du discours indirect.


Pronoms logophoriques dans certaines langues africaines

Certaines langues africaines (appartenant aux langues Niger-Congo ou à des langues afro-asiatiques géographiquement proches, Culy 1997, Bond 2006) ont des pronoms spécifiques (morphologiquement différenciés des formes réfléchies ou des pronoms neutres) qui réfèrent obligatoirement à une entité déjà mentionnée dans le discours. L'usage prototypique est celui où ils apparaisssent dans la phrase complément d'un verbe de parole ou de pensée (verbe introducteur), pour référer à la ‘source’ de ces paroles ou pensées. En mundang on a : zÌ, ázÌ (forme forte), Mìn (possessif) :

(1) à lwà fàn sa
il déclarer LOG trouver chose beauté
Ili déclara qu’ili avait trouvé quelque chose de beau

Les environnements ne sont pas exactement les mêmes dans les différentes langues. Les différences concernent :

  • l'extension de la classe des verbes introducteurs ;
  • les environnements syntaxiques dans lesquels les formes apparaissent (plus ou moins larges, par ex. relatives et circonstancielles, voir Jones 2000, Bond 2006, ou même dans une enchaînement discursif) ;
  • la distribution complémentaire ou non avec les pronoms neutres ;
  • la réalisation du pronom (possessif vs les autres fonctions, pronom autonome vs affixe) et la corrélation possible avec les autres propriétés;

Ces données posent deux types de questions : (i) comment faire sens de cette diversité ? S'agit-il aujourd'hui d'un phénomène unitaire (voir la hiérarchie des verbes introducteurs dans Culy) ou non ? (ii) s'agit-il de logophoricité (au sens de point de vue, cf. section suivante) ou d'une stratégie de désambiguisation de la référence, qui peut se manifester autrement dans d'autres langues ?

Logophoricité et point de vue

La notion de logophoricité a été rapprochée de celle de point de vue narratif, ou empathie (Kuno 2004). Elle est utilisée pour couvrir certains emplois de formes réfléchies ou pronominales lorsqu'elles ne se conforment pas aux principes dits de liage (Chomsky 1981) : des réfléchis qui n'ont pas un antécédent local ou, a l'inverse, des pronoms dont la référence est contrainte au-delà de la phrase dans laquelle ils apparaissent. Leur occurrence serait alors justifiée (ou interdite) par la référence à l'entité dont l'énoncé (ou le segment d'énoncé) exprime le point de vue. Ont été particulièrement discutés : les réfléchis liés à longue distance dans les langues scandinaves, le latin se, le japonais zibun, le chinois ziji, les pronoms + self de l'anglais, les pronoms + même du français, et aussi les pronoms en, y du français comme anti-logophoriques (références par ex. dans Sells 1987). Nous faisons un sort particulier aux trois derniers cas.

Le recours à la logophoricité pose les questions suivantes :

( i ) comment la définir de façon précise ? Est-ce que ce sont toujours les mêmes facteurs qui sont en jeu ? Par ex. Sells (1987) distingue entre trois facteurs : la ‘source’ (agent intentionnel de la communication), le ‘pivot’ (point de référence pour la localisation spatio-temporelle), et le ‘self’ (celui dont on rapporte les paroles, dont on décrit les atttiudes), qui participent à ce phénomène, mais à des degrés divers dans les différentes langues et / ou pour les différentes formes pronominales. Oshima (2004) limite la définition de la logophoricité (= le ‘self’ de Sells) en distinguant entre 3 emplois de zibun : réfléchi localement lié, pronom empathique, pronom logophorique (par ex., c'est seulement comme logophorique que ce pronom échappe à l'obligation pour son antécédent d'être sujet). A l'opposé, Huang et Liu (2001) ont une définition étendue de la logophoricité.

( ii ) comment les emplois réfléchis et logophoriques sont-ils liés, lequel est prioritaire ? Il semble y avoir consensus sur la nécessité de distinguer entre l'emploi réfléchi et les autres (Pollard et Sag 1992, Reinhart et Reuland 1993, Zribi-Hertz 1995, Huang et Liu 2001). Zribi-Hertz, cependant, semble chercher à lier les deux types de fonctionnements, en avançant que l'emploi comme réfléchi est la grammaticalisation des emplois à justification discursive (dont la logophoricité n'est qu'une des possibilités).


Himself et lui-même

Le pronom + self de l'anglais n'est pas lié localement dans les exemples suivants :

(2) a. Tomi believed [that the paper had been written by Ann and himselfi].
b. Johni thinks [that Mary is taller than himselfi].
c. Maryi complained [that the teacher gave extra help to everyone but herselfi].
(3) Everything was full of the stir, the potency, the fecundity of spring. Suddenly he said aloud :
‘Possessiveness is the devil’
Maggie looked at him. Did he mean herself – herself and the baby ? (V. Woolf).(ex. de Zribi-Hertz 1995)

Après avoir pensé qu'il s'agissait d'emplois logophoriques (où le pro-self réfère à la source du discours / pensée, possiblement dans un discours indirect libre comme dans (3)), Zribi-Hertz (1995) reconnaît que pro+self et pro+même ne sont pas toujours logophoriques, ni même intensifs (cf. the students vs the students themselves, voir Baker 1995). Dans cette analyse, (i) ce sont des pronominaux (= sous-spécifés vis-à-vis des principes du liage, cf. Pollard et Sag 1994), et (ii) leurs contraintes sémantiques sont dérivées de leur structure morphologique. L'ajout de même / self est associé à un marquage sémantico-pragmatique d'où les effets de logophoricité, d'intensivité ou de référence inattendue. Zribi-Hertz voit la logophoricité comme un fonctionnement partiel et dérivé de ces formes, non comme l'essentiel de leur fonctionnement.


Antilogophoricité du français en et y ?

Pour Ruwet (1990) les pronoms français en et y sont ‘anti-logophoriques’ :

(4) a. Emilei pense / dit que Sophie est amoureuse de luii / *eni est amoureuse
b. Emilei croit / souhaite que Sophie pense à luii / *yi pense
(5) a. Emilei mérite / vaut la peine que Sophie eni tombe amoureuse
b. Emile a avoué à Sophiei qu'il eni était amoureux
(6) a. Ce grand maladei exige qu'on prenne grand soin de luii
b. Ce grand maladei exige qu'on eni prenne grand soin

En (4), (5b) et (6a), la complétive exprime les paroles ou les attitudes mentales du sujet du verbe matrice, alors que ce n'est le cas ni en (5a), ni en (6b), où ce grand malade est interprété comme ‘l'état de ce grand malade’. Il semble que en et y ne puissent pas renvoyer à l'entité dont sont rapportées les paroles ou les attitudes, une contrainte à laquelle échappe le pronom fort lui.

Pour Zribi-Hertz (2000), il s'agit là d'un effet indirect, lié à la compétition entre en, y, non marqués pour le genre, et le pronom lui, marqué pour le genre. La marque de genre permettrait de récupérer plus facilement la référence à une entité animée. On préfèrerait lui dans des contextes comme (4), car ce pronom permet de maintenir les propriétés référentielles de l’antécédent (associées à l'argument du verbe matrice).

Il semble bien que les données de (4)-(6) aient à voir avec la compétition entre les pronoms. Elle ne suffit pas, cependant, à éliminer la pertinence de la logophoricité. Ainsi, on ne voit pas bien pourquoi en est autorisé en (5b), dans la mesure où le destinataire de l’aveu doit bien être lui aussi animé, et où lui/elle sont parfaitement acceptables dans cet environnement.

Logophoricité et discours indirect

Dans une autre tradition, qui semble remonter à Kuno (1972), les pronoms logophoriques sont rapprochés des pronoms de discours indirect ou rapporté. On a le parallèle de (7) :

(7) a. Jeani dit : « jei suis fort »
b. Jeani dit qu’ili est fort // Jeani dit que pro-LOG est fort

Schlenker (2003) exploite cette idée en comparant le pronom déictique (1sg) de l’anglais (ou du français) avec celui de l’Amharic (1sg), et avec le pronom logophorique : le 1sg de l’anglais doit être évalué par rapport à l’acte de langage en cours, le pronom logophorique par rapport à l’acte de langage rapporté, et le 1sg de l’Amharic est sujet à l’une et l’autre évaluation. On trouve en effet en Amharic le pronom 1sg dans un discours rapporté.

On peut toutefois se demander si ce rapprochement avec le discours indirect peut rendre compte de la variété des contextes (verbes introducteurs) dans lesquels on trouve les pronoms logophoriques, cf. section 1. Est-il possible de reconstruire un acte de langage dans tous les cas1? De plus, le transfert de personne caractéristique du discours indirect n’existe que pour certains de ces verbes (Huang et Liu, 2001).

Analyses

Peu d’analyses formalisées :

(i) Sells (1987) : Analyse utilisant les notions de Source, Self et Pivot comme primitives, modèle de la DRT.

(ii) Chierchia (1989), Safir (2006) : les pronoms logophoriques sont des variables liées ; analyse qui renvoie à l’analyse de Lewis (1979), distinguant deux interprétations pour les attitudes dire, croire etc. (la phrase complément est soit une proposition, soit une propriété ; dans le dernier cas, il s’agit d’une propriété que l’agent de l’attitude s’attribue à lui-même, dite attitude de se).

Notes

1 Voit Safir (2006) pour une critique plus generale de l'analyse du pronom 1sg chez Schlenker et du parallelisme represente en (7).

Bibliographie

  • Baker, C.L. 1995. Contrast, Discourse Prominence and intensification, with special reference to locally free reflexives in British English, Language 71, 63–101.
  • Bond, O. 2006. A Broader Perspective on Point of view : logophoricity in Ogonoid languages, Proceedings of the 35th annual conference on African linguistics, J.Mugane et al. (eds), 234–244. Somerville, MA: Cascadilla Proceedings project.
  • Chierchia, G. 1989. Anaphora and attitudes de se, Semantics and contextual expressions, R. Bartsch, J. van Benthem et P. van Emde Boas (eds), 1–31. Dordrecht : Foris Publ.
  • Chomsky, N. 1981. Lectures on Government and Binding. Dordrecht  : Foris.
  • Clements, G. N. 1975. The Logophoric Pronoun in Ewe: Its Role in Discourse, Journal of West African Languages 10, 141–177.
  • Culy, C. 1997. Logophors and point of view. Linguistics 35, 845–859.
  • Hagège, C. 1974. Les Pronoms logophoriques, Bulletin de la Société de Linguistique de Paris 69 : 287–310.
  • Huang, C-T. J. et C-S. L. Liu. 2001. Logophoricity, attitudes and ziji at the interface. Long Distance Reflexives, P. Cole et al. (eds.), Syntax and Semantics 33, 141–195. Academic Press : New York.
  • Jones, R. 2000. Coreference marking in Boko : logophoricity or not? Journal of African languages and linguistics 21, 135–159.
  • Kuno, S. 1972. Pronominalization, reflexivization and direct discourse. Linguistic Inquiry 3, 161–195.
  • Kuno, S. 2004. Empathy and Direct Discourse Perspective, In The Handbook of pragmatics, Laurence R. Horn et G. Ward (eds). Oxford : Blackwell.
  • Pollard, C. et I.A. Sag. 1992. Anaphors in English and the scope of Binding Theory. Linguistic Inquiry 23, 261–303.
  • Reinhart , T. et E. Reuland. 1993. Reflexivity, Linguistic Inquiry 24, 657–720.
  • Ruwet, N. 1990. En et y : deux clitiques pronominaux antilogophoriques, Langages 97, 51–81.
  • Safir, K. 2006. On Person as a model for logophoricity. Voir sa page web (à paraître dans Proceedings of the 4th World Congress of African Linguistics, Akinbiyi Akinlabi et Oluseye Adesola (eds). Ruediger Koeppe Verlag, Cologne, Germany).
  • Schlenker, P. 2003. Indexicality, Logophoricity, and Plural Pronouns. Research on Afroasiatic grammar, J. Lecarme (ed), 409–428. Amsterdam : J. Benjamins.
  • Sells, P. 1987. Aspects of logophoricity. Linguistic Inquiry 18, 445–79.
  • Zribi-Hertz, A. 1995. Emphatic or reflexive? On the endophoric character of French lui-même and similar complex pronouns, Journal of Linguistics 31, 333–374.
  • Zribi-Hertz, A. 2000. Les pronoms forts du français sont-ils [+animés] ? Spécification morphologique et spécification sémantique. In M. Coene, W. De Mulder, P. Dendale, et Y. d'Hulst (eds), Traiani Augusti vestigia pressa sequamur. Studia linguistica in honorem Liliane Tasmowski. Milan : Unipress, 663–680.

Renvois possibles