Pronom : Différence entre versions

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Version du 5 juillet 2006 à 19:46


par Francis Corblin

La notion de pronom est d'extension très large en grammaire usuelle, et subdivisée en catégories multiples : pronoms démonstratifs, indéfinis, interrogatifs, personnels, possessifs, relatifs, réfléchis. Ce qui réunit les formes appelées "pronom", c'est le fait qu'une forme sans N lexical et peu spécifiée remplit les fonctions d’un SN, et que cette forme s'interprète typiquement comme un renvoi à un élément du contexte (linguistique ou situationnel), dit antécédent, ou "source" (Tesnière 1959) du pronom.

Le présent article est centré sur la sémantique des pronoms libres de troisième personne (français il, le, lui, anglais he, him)1: ces pronoms sont dits "libres" parce qu'ils peuvent s'interpréter par anaphore à une expression antérieure du discours qui peut appartenir à une autre phrase. On les oppose aux formes liées, lesquelles, comme par exemple le réfléchi, doivent trouver leur antécédent dans une configuration syntaxique contrainte. La théorie du liage, introduite par Reinhart (1976) et systématisée par Chomsky (1981) étudie les contraintes syntaxiques concernant l'interprétation des pronoms dans la phrase. Cette théorie distingue les pronoms (libres) des anaphores (liées), et des groupes nominaux pleins.


Une grande part des travaux sémantiques récents est consacrée à l'élaboration d'un modèle de la relation antécédent / pronom qui soit raisonnablement unifié et qui triomphe des nombreux paradoxes mentionnés dans la littérature.

Les articles fondateurs dans le domaine de la modélisation sémantique des pronoms sont ceux de Cooper (1979), Evans (1980), et Kamp (1981).

Nous présentons dans cet article d'abord la modélisation de Evans, puis celle de Kamp.

La modélisation de Evans (1980)

Evans (1980) propose la typologie suivante :

(1) Typologie des pronoms chez Evans (1980)
1. Renvoi à un objet de la situation :
Il s'est levé tôt
2. Co-référence à une expression du contexte :
Pierre1 a perdu le livre qu'il1 avait acheté
3. Variable liée par un quantificateur :
Personne1 ne croit qu'ili a tort
4. Pronoms de type E (E-type pronouns) :
Peu de collègues1 sont venus, mais ils1 se sont bien amusés

Dans le cas 1, un pronom est employé pour référer "directement" à un individu présent dans la situation d'énonciation, emploi souvent dit "déictique". Dans le cas 2, un pronom est employé pour référer au même individu qu'une expression antérieure.

Les cas 3 et 4 ne peuvent pas relever de 2, simplement parce que les antécédents du pronom, personne, peu de collègues, ne sont pas des expressions qui désignent un individu, mais des équivalents linguistiques d'un quantificateur liant des variables en logique des prédicats.

Le cas 3 tombe naturellement sous le concept associé de variable liée par son quantificateur antécédent :

(2) personne ne croit qu' il à tort
¬ ∃ x x croit que x a tort

Mais Evans montre que dans le cas 4, bien que le pronom ait pour antécédent également une expression linguistique équivalente à un quantificateur, peu de collègues, le pronom n'introduit pas une variable liée par ce quantificateur. Evans donne un nom dérivé du sien ("E-type") à cet usage du pronom, qui se définit comme en (3a), avec la sémantique de (3b) 2 :

(3) a. E-type pronoun : pronom ayant pour antécédent une expression traduisible par un quantificateur, mais qui ne peut pas être représenté dans la traduction comme une variable liée par ce quantificateur.
b. Sémantique des pronoms de type E : un pronom de type E s'interprète comme une description définie dont le contenu est la conjonction des prédicats liés par le quantificateur antécédent du pronom.
(4) a. Peu de collègues sont venus, mais ils se sont bien amusés
b. Peu de collègues sont venus, mais les collègues qui sont venus se sont bien amusés

Comme Evans donne aux descriptions définies au pluriel une sémantique de type universel, l'interprétation résultante est :

Peu de collègues sont venus Q x (collègue x & venu x)3
Ils se sont bien amusés ∀x (collègues x & venus x) → s'est bien amusé x.

Au singulier, Evans admet pour les descriptions définies l'analyse en termes d'existence et d'unicité, et pour l'indéfini l'analyse existentielle, ce qui donne :

Socrate possède un chien ∃ x [chien x & possède (s,x)]
Il a mordu Socrate ι x [chien x & possède (s,x)] & a mordu (x,s)

Pour Evans, les quatre emplois du pronom se réduisent donc en fait à deux modèles :

A. Co-référence et variables liées. Evans unifie ces deux emplois en termes de satisfaction d'un prédicat complexe: le pronom répète alors l'occurrence d'une constante (co-référence, emploi 2) ou d'un symbole de variable (liage de variable, emploi 3).
B. Emploi "direct" et pronom de type E. Pour Evans, le pronom peut fixer sa référence grâce au contexte situationnel de manière "directe" (emploi 1), ou voir sa référence fixée par une description recouvrable à partir de la phrase antécédente contenant un quantificateur (emploi 4).

L'analyse de Evans soulève plusieurs difficultés analysées notamment dans Heim (1982, 1990). Une grande part de ces difficultés semble tenir à son analyse existentielle des indéfinis et à son analyse des définis, et donc pour lui des pronoms, en termes d'unicité/totalité.

La modélisation de Kamp (1981)

Kamp (1981) introduit la DRT (Théorie des Représentations du Discours) en la motivant initialement par le traitement d'une classe d'exemples, les donkey-sentences, qui tombent sous le concept de pronoms de type E. Il s'agit de cas où un pronom a pour antécédent un expression représentable classiquement comme un quantificateur (indéfini) , laquelle ne peut pas lier une variable correspondant au pronom.

(5) Si un villageois possède un âne , il le bat.
(6) Tout villageois qui possède un âne le bat.

L'analyse de Kamp n'admet aucune des deux hypothèses d'Evans sur l'indéfini et le défini; Kamp propose en outre un seul modèle général pour les pronoms, et suggère que ce modèle peut être étendu aux descriptions définies.

Pour Kamp, les pronoms au singulier s'interprètent uniformément par identité à un "référent de discours" 4antérieurement introduit par le terme antécédent du pronom.

Les noms propres (et les définis en général) introduisent un référent de discours accessible à tout pronom subséquent. Les indéfinis peuvent également introduire un tel référent de discours (interprétation spécifique). Kamp admet pour certains usages de l'indéfini une sémantique existentielle, mais non une représentation de l'indéfini comme quantificateur. Comme Evans, il admet que Socrate a un chien est vrai si Socrate a plusieurs chiens. En revanche, Kamp ne fait pas l'hypothèse que l'usage d'un pronom subséquent anaphorisant un chien implique que Socrate n'a qu'un chien; il prédit seulement que le pronom est associé au même référent de discours.

Socrate possède un chien
xy
chien (x)
Socrate (y)
possède (y,x)
référents de discours
conditions
Il l'a mordu
x y , w, r
chien (x)
Socrate (y)
possède (y,x)
a mordu (w, r)
w = x
r = y

En traitant comme indéfinis (introducteurs de référents de discours accessibles) pour la suite du discours, certaines des expressions qui étaient antérieurement analysées comme quantificateurs, (un, quelques, plusieurs, etc.), l'approche de Kamp permet de traiter un grand nombre des pronoms de type E comme cas d'identification à un RD accessible.

Pour traiter les quantificateurs proprement dits, Kamp fait usage d'une généralisation du concept de quantification qui est introduit sous des formes différentes par Lewis (1975) et la théorie des quantificateurs généralisés (Barwise et Cooper 1981). Dans ce modèle général un quantificateur exprime une relation entre un restricteur et un scope nucléaire, et il est nonsélectif, en ce sens qu'il permet de lier plusieurs variables, y compris des variables introduites par des indéfinis. Il suffit d'admettre qu'un référent de discours introduit dans le scope d'un quantificateur est accessible à une anaphore pronominale ssi le pronom est dans le scope de ce même quantificateur pour expliquer que l'anaphore soit possible en (7) et ne le soit pas, par exemple en (8) :

(7) Aucun homme1 n'aime qu'on le1 critique.
(8) Aucun homme1 ne vient. *On le1 critique.

En (7), le quantificateur aucun homme introduit un référent de discours dans le restricteur qui est accessible à une identification dans le scope. En revanche, en (8), le pronom n'étant pas dans le scope du quantificateur ne peut pas anaphoriser le RD introduit.

Dans la mesure où Kamp suggère que les emplois directs des pronoms (cf. cas 1 de Evans) ne sont pas fondamentalement différents des autres, un référent de discours pouvant être induit de la situation de discours, sa théorie propose un modèle des pronoms unifié, un pronom étant toujours traité par identification à un référent de discours antérieur.

Parmi les problèmes difficiles que rencontrent les théories des pronoms anaphoriques libres, et pour lesquels elle doivent élaborer des traitements plus sophistiqués, on peut citer notamment :

  • l'usage des pronoms pluriels (voir notamment Kamp et Reyle, 1993 : chap. 4)
  • l'anaphore en subordination modale (Roberts, 1987).
  • les pay-check sentences (Karttunen, 1969).
  • l'anaphore à des objets abstraits (Asher, 1993).

Notes

1 Il ne faut pas confondre la distinction entre « libre » et « lié », qui a à voir avec la théorie du liage, avec la distinction morpho-syntaxique entre pronom libre (ou « fort ») et pronom « conjoint » ou « clitique » . En français, les pronoms peuvent être clitiques, comme en (i). Ils sont alors en position préverbale et constituent avec le verbe un seul mot phonologique (il n'est pas possible d'insérer une parenthèse à l'intérieur de l'unité clitique-verbe, ou une limite de groupe intonatif). Ces pronoms peuvent aussi être toniques, comme en (ii), c’est-à-dire occuper des positions ordinaires des SN :

(i) Il le lui a dit
(ii) Mais lui n'a pas accepté

2 Cooper (1979) donne une analyse comparable, dans laquelle le pronom est à interpréter comme une description définie dont le contenu descriptif est rendu "saillant" par l'énoncé de la phrase précédente.

3 On note ici Q le quantificateur correspondant à peu qui n'est pas analysable au moyen des quantificateurs de la logique du premier ordre. Peu s'analyse en revanche comme quantificateur généralisé (Cf. Barwise et Cooper 1981).

4 L'expression a été introduite par Karttunen (1976).

5 Les articles marqués d'un astérisque sont reproduits dans Portner et Partee (2002)

Références5

  • Asher, N. 1993. Reference to Abstract Objects in Discourse. Dordrecht: Kluwer.
  • Barwise, J. et R. Cooper. 1981. "Generalized quantifiers and natural language", in Linguistics and Philosophy 4, pp.159-219.*
  • Chomsky, N. 1981. Lectures on Government and Binding. Dordrecht : Foris.
  • Cooper, R. 1979. "The Interpretation of pronouns", Syntax and Semantics 10, New York : Academic Press, ,pp. 61-92.
  • Corblin, F. 2002. Représentation du discours et sémantique formelle. Introduction et application au français, Paris : PUF.
  • Evans, G. 1980. "Pronouns", in Linguistic Inquiry 11-2, pp. 337-362.
  • Heim, I. 1982. The semantics of Definite and Indefinite Noun Phrases, Amherst : University of Massachussets.
  • Heim, I. 1990. "E-type pronouns and donkey anaphora", in Linguistics and Philosophy 13, pp. 137-177.
  • Kamp, H, et U. Reyle. 1993. From Discourse to Logic. Dordrecht : Kluwer.
  • Kamp, H. 1981. "A theory of truth and semantic representation", Formal Methods in the Study of Language, Mathematical Centre Tracts 135, Amsterdam, pp. 277-322.*

-116.

  • Karttunen, L. 1976. "Discourse referents", in Syntax et Semantics 7: Notes from the Linguistic Underground, J.D. McCawley, New York : Academic Press, pp.363-385.
  • Lewis, D. 1975. "Adverbs of quantification", in Formal Semantics of Natural Language, Cambridge University Press.*
  • Portner, P., et B. Partee (eds). 2002. Formal Semantics. The Essential Readings, Oxford : Blackwell.
  • Reinhart, T. 1976. The Syntactic Domain of Anaphora. Thèse , MIT.
  • Roberts, C. 1987. Modal Subordination, Anaphora and Distributivity, Ph.D. Thesis Massachussetts Un.
  • Tesnière, L. 1959. Eléments de syntaxe structurale, Paris : Klincksieck.

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