Ambiguïté

De Sémanticlopédie
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par David Nicolas

Caractérisation

La caractérisation de l’ambiguïté qui suit s'inspire de celle proposée par Gillon (1990, 2004)1.

L’ambiguïté se manifeste sous trois formes, l’ambiguïté lexicale polysémique, comme en (1), l'ambiguïté lexicale homonymique, comme en (2), et l’ambiguïté structurale non lexicale, comme en (3) :

(1) Pierre sent la rose.

(2) Cet ours a mangé un avocat.

(3) Sylvain a vu un homme avec un télescope.

En (1), il y a ambiguïté lexicale polysémique : le mot sent admet deux sens, si bien que (1) peut se paraphraser comme Pierre hume la rose, ou comme Pierre a l’odeur d’une rose. En (2), il y a ambiguïté lexicale homonymique : à la forme avocat2 correspondent deux mots distincts, l’un désignant un fruit, l’autre désignant un plaideur. En (3), il n’y a pas d'ambiguïté lexicale, mais il y a ambiguïté structurale, car on peut assigner à (3) deux structures syntaxiques distinctes :

(3a) Sylvain [SV a vu [SN un homme] [SP avec un télescope]]

(3a) Sylvain [SV a vu [SN un homme [SP avec un télescope]]

(3a) et (3b) ont d'ailleurs des interprétations différentes : (3a) nous dit que c’est au moyen d’un télescope que Sylvain a vu un homme, tandis que (3b) nous dit que Sylvain a vu un homme qui avait un télescope.

Etant donné ces observations, deux autres notions d’ambiguïté peuvent être définies :

  • Ambiguïté sémantique : Une forme est sémantiquement ambiguë si on peut lui faire correspondre au moins deux sens distincts.
  • Ambiguïté structurale : Une forme manifeste une ambiguïté structurale si on peut lui faire correspondre au moins deux structures étiquetées distinctes.

La caractérisation de l’ambiguïté structurale emploie la notion de structure étiquetée (labelled bracketing ou phrase marker en anglais), qui se comprend comme suit. Une structure étiquetée est une structure morphosyntaxique dont les constituants minimaux (par exemple, chacun des mots de (3)) sont spécifiés3. C’est une structure abstraite. (3a) est une caractérisation partielle d’une structure étiquetée ; pour qu’elle soit complète, il faudrait que chaque constituant minimal soit clairement identifié et que la structure morphosyntaxique considérée soit complètement spécifiée. Dans le cas de Sylvain a vu un homme avec un télescope, les deux structures étiquetées sont suggérées par (3a) et (3b) ; elles diffèrent syntaxiquement. Dans le cas de Cet ours a mangé un avocat, les deux structures étiquetées ont la même structure morphosyntaxique, mais elles diffèrent l’une de l’autre parce que la forme avocat correspond tantôt au mot <math>avocat_1</math> qui désigne le fruit, tantôt au mot <math>avocat_2</math> qui désigne le plaideur.

La question peut alors se poser de savoir si tous les cas d’ambiguïté sémantique sont des cas d’ambiguïté structurale, autrement dit, si l'ambiguïté lexicale polysémique est un cas d'ambiguïté lexicale structurale. C’est ce que Gillon semble suggérer. La question est la suivante : doit-on faire correspondre aux sens d'une unité lexicale polysémique des structures étiquetées distinctes ? C'est ce que font implicitement les dictionnaires, qui listent les sens des mots polysémiques. Que doit faire la théorie linguistique ? Et notamment, à partir de quels critères doit-elle identifier les sens d'une unité polysémique ?

Le test des jugements alternatifs de valeur de vérité

Plusieurs tests ont été proposés pour tester si une forme est ambiguë. Gillon (2004) explicite les fondements théoriques qui permettent de comprendre si, et pourquoi, ces tests sont bien des tests de l’ambiguïté. Selon lui, le test le mieux justifié est celui des jugements alternatifs de valeur de vérité, qui fournit une condition suffisante pour qu’une forme correspondant à une phrase déclarative soit ambiguë.

  • Test des jugements alternatifs de valeur de vérité : Soit une forme (graphique ou phonique) correspondant à une phrase déclarative, et soit un état de choses vis-à-vis duquel cette forme est interprétée. Si cette forme apparaît alternativement comme vraie et comme non vraie, alors la forme est ambiguë.

Considérons par exemple la forme (3), Sylvain a vu un homme avec un télescope, et l’état de choses suivant : Sylvain est un garçon et Fred est un homme ; Sylvain a vu Fred au moyen d’un télescope ; Fred n’avait aucun télescope quand Sylvain l’a vu. Interprétée vis-à-vis de cet état de choses, (3) apparaît alternativement comme vraie et comme non vraie. En effet, elle apparaît comme vraie quand la forme est interprétée avec la structure étiquetée suggérée par (3a), tandis qu’elle apparaît comme non vraie quand elle est comprise avec la structure étiquetée suggérée par (3b).

Selon le test des jugements alternatifs, ceci montre que (3) est ambiguë. Quelles hypothèses linguistiques faut-il pour justifier ce test ? Selon Gillon, trois hypothèses sont nécessaires :

  • Hypothèse I : Toute phrase peut être analysée en ses constituants minimaux, et le sens de chaque constituant minimal contribue au sens de la phrase entière via la structure morphosyntaxique de celle-ci.
  • Hypothèse II : L’interprétation d’une phrase requiert qu’un sens et un seul soit identifié pour chacun de ses constituants minimaux.

Il s’agit d’hypothèses linguistiques générales, communément acceptées.

L’observation de départ est que la forme (3) est interprétée alternativement comme vraie et comme non vraie. D’après l’hypothèse III, c’est donc qu’elle est comprise comme ayant tantôt un certain sens, tantôt un autre. D’après les hypothèses I et II, ceci implique que soit un constituant minimal de (3) a plus d’un sens, soit deux structures morphosyntaxiques correspondent à l’expression (3). Notons ici que le test des jugements alternatifs et les hypothèses I à III ne nous disent pas quelle est la source de l’ambiguïté de la forme considérée. Ce sont des hypothèses linguistiques indépendantes qui nous disent que (3) accommode deux structures morphosyntaxiques distinctes, autrement dit, qu’il y a deux phrases, (3a) et (3b), avec des sens distincts, qui correspondent à (3).

D’autres tests de l’ambiguïté

D’autres tests de l’ambiguïté ont été mis en avant, à la suite de Zwicky et Sadock (1975). Ils sont fondés sur l’idée suivante : “les sens indépendants d'une forme lexicale sont antagonistes l'un de l'autre, i.e. ne peuvent intervenir simultanément dans un énoncé sans le rendre bizarre" (Cruse 1986 : 60). Pour tester si une forme est ambiguë entre deux sens s1 et s2, on cherche à faire intervenir deux fois la forme dans le même énoncé. S’il est alors impossible, sans rendre l’énoncé bizarre, d’attribuer à la forme le sens s1 au premier endroit où elle intervient, et le sens s2 au deuxième endroit, on en conclut que la forme en question est ambiguë.

Voyons comment ces tests s’appliquent avec la forme ambiguë avocat :

Test de l'anaphore :

Je ne veux pas d’avocat, Julie m'en a déjà vendu un.

Test de aussi :

Frédérique acheta un avocat, Vincent aussi.

Test de la même chose :

La marmotte mangea un avocat, et l’ours fit la même chose.

Test d'extraposition :

C'est un avocat, celui que ma mère nous a offert, que nous allons utiliser.

Test de réduction de la conjonction :

Jonathan, avec dignité, et Cédric, avec empressement, allèrent chacun acheter un avocat pour faire plaisir à Pierre.

Ma religion comprend des commandements très précis : elle m'interdit de manger, cuire ou embaucher un avocat.

Ces tests semblent bien confirmer l’ambiguïté de la forme avocat, puisque la conjonction du sens de fruit et du sens de plaideur dans les phrases ci-dessus les rend bizarres, et les apparente à des plaisanteries.

Cependant, il est important d’avoir conscience que la justification de chacun de ces tests requiert un certain nombre d’hypothèses en plus des hypothèses I, II et III de la section §2, et que certaines de ces hypothèses sont incertaines ou erronées (cf. Gillon 2004).

Ambiguïté et vague

Signalons enfin que la notion d’ambiguïté doit être soigneusement distinguée de la notion de vague (Alston 1964, Gillon 2004), que l’on peut caractériser comme suit. Une expression a un sens vague si trois types de cas se présentent : (i) des cas où l’expression s’applique clairement, (ii) des cas où il est clair que l’expression ne peut pas s’appliquer, et (iii) des cas où le locuteur ne peut décider si, étant donné le sens que possède l’expression, celle-ci s’applique ou non (sans que cette impossibilité soit due à un manque de connaissances de la part du locuteur). Ainsi, l’adjectif chauve est vague, car si dans certains cas il est clair si l’adjectif s’applique ou non, dans d’autres, le sens de l’adjectif ne permet pas de décider si telle personne, à laquelle il manque un certain nombre de cheveux, doit être dite chauve ou non.

Notes

1 Je remercie Olivier Bonami et Brendan Gillon pour leurs commentaires sur une première version de cette fiche.

2 Nous appelons forme une forme graphique ou phonique. Par exemple, avocat est une forme graphique qui correspond à deux mots différents.

3 Un constituant minimal, comme homme, est caractérisé par l’information phonologique, syntaxique et sémantique qui lui est attachée.

Références

Alston, W. P. (1964). Philosophy of language. Foundations of Philosophy Series. Prentice Hall.

Cruse, D. A. (1986). Lexical semantics. Cambridge University Press.

Gillon, B. S. (1990). Ambiguity, generality and indeterminacy: tests and definitions. Synthese 85 : 391-416.

Gillon, B. S. (2004). Ambiguity, indeterminacy, deixis and vagueness. In S. Davis & B . S. Gillon (eds.), Semantics: a reader, 157-187. Oxford University Press.

Zwicky, A. & Sadock, J. M. (1975). Ambiguity tests and how to fail them. In J. Kimbal (ed.), Syntax and semantics 4, 1-36. Academic Press.