Polysémie

De Sémanticlopédie
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par Alda Mari


La polysémie de Bréal à Kleiber (Bréal 1897 ; Kleiber 1999a) est communément définie par deux conditions : (i) à une seule forme est associée une pluralité de sens (ou significations dans la terminologie saussurienne), (ii) l’ensemble de ces sens n’est pas constitué au hasard, mais ceux-ci doivent partager certains éléments communs.

Ces deux conditions permettent de capter la spécificité de la notion de polysémie en la distinguant de ses deux complémentaires. Le caractère non arbitraire de l’ensemble des sens permet de la différencier de l’homonymie. Le fait qu’à une seule forme soit associée une pluralité de sens permet de distinguer la polysémie de la monosémie avec modulation contextuelle.

Il en résulte par exemple que : avocat est homonymique car l’intersection des propriétés de l’ensemble des fruits et des professionnels de la loi est vide; jeu est polysémique car les intersections des ensembles des propriétés courdes différentes activités qui peuvent être nommées par ce terme ne sont pas vides; amour est monosémique et il est spécialisé selon les contextes en amour fraternel, amour parental, etc .

Ainsi définie entre homonymie et monosémie, la polysémie remet en cause la relation entre sens et dénotation : à la différence de deux homonymes ou du mot monosémique, elle casse la correspondance 1 : 1 entre sens et emploi. Qu’est-ce que cela signifie?, et comment en effet peut-on sauver la notion de détermination de la référence par le sens (Frege 1879/1971) et en même temps garder la spécificité de la notion de polysémie? Pour sauver le principe frégéen, pour une unité polysémique il faudrait : soit énumérer les sens possibles et leur associer séparément une référence, auquel cas on traiterait la polysémie comme une homonymie, soit au contraire effacer la distance qui sépare les différents sens et les regarder comme des modulations contextuelles, auquel cas on traiterait la polysémie comme une monosémie. Considérons l’exemple du mot jeu avec ses différents sens correspondant aux différents emplois. Par exemple, pour simplifier, on aurait : sens1 : activité en mouvement, dénotation1 : jeux avec balle ; sens2 activité de réflexion, dénotation2 : jeu d’échecs. On peut, comme on le voit, pour une unité polysémique, (1) soit énumérer les sens en traitant la polysémie comme une homonymie (comme, dans notre brève énumération nous venons implicitement de le faire) ; ou alors (2) on peut supposer un sens unique comme “activité avec des règles" et considérer les différents emplois comme des modulations contextuelles. La polysémie, dans ce deuxième cas de figure, ne peut pas être distinguée de la monosémie. La spécificité de la notion même de poly-sémie serait ainsi perdue. Pour la maintenir, il faudra précisément reconnaître que, dans ce cas, le sens ne permet pas de déterminer la référence de manière univoque. Par conséquent, il faudra chercher ailleurs que dans le sens le repère des emplois du mot ou du moins problématiser cette correspondance.

Traiter la polysémie signifie rechercher les principes qui permettent d’utiliser un mot pour un emploi donné. Malgré la prolifération des théories, il nous semble que les options explicatives sont limitées. Ces principes peuvent être recherchés (1) dans une instruction abstraite que l’on restituerait par-dessus les sens principaux du mot ou (2) dans des mécanismes spécifiques qui garantiraient la cohésion des différents sens au sein d’un même espace. Les deux principes les plus importants sont la métaphore et la métonymie.

Pour comprendre le rôle que ces principes jouent, il faut formuler la question de la polysémie en termes de décidabilité. Et revenir à la relation sens-dénotation.

Pourquoi la polysémie est-elle, dans sa définition même, réfractaire au modèle frégéen? Partons du constat suivant. En toute logique, afin d’énumérer et de prévoir les emplois d’un mot, il faut en connaître la définition ; d’autre part, pour en connaître la définition, il faut pouvoir en énumérer et recenser tous les emplois. Deux questions majeures émergent alors : (1) “puisque les emplois d’un mot sont en nombre indéfini, quel principe nous autorise à poser une définition et à affirmer qu’elle est valable pour tous les emplois?" (2) “Les emplois d’un mot sont généralement caractérisés par un continuum : comment peut-on les distinguer clairement les uns des autres et en poser un certain nombre comme nécessaires et suffisants pour l’analyse d’une unité donnée?"

Si on réfléchit à la notion de poly-sens on reconnaît facilement que ces deux questions y sont sousjacentes. Affirmer qu’un mot possède plusieurs sens signifie pouvoir reconnaître ceux qui lui appartiennent et ceux qui ne lui appartiennent pas. Il faut pouvoir établir des frontières: déterminer les emplois de l’unité et maîtriser le "nombre" de sens qu’elle peut prendre en contexte. De plus, pour affirmer qu’un mot possède plusieurs sens, il faut pouvoir les distinguer les uns des autres. Pour ce faire, à l’intérieur de l’espace sémantique de l’unité, il faut discrétiser le continuum qui le caractérise. La question de la décidabilité peut alors être formulée en deux temps :

1. selon quels critères est-il possible d’établir des frontières, s’il y en a, entre les emplois qui appartiennent à une certaine unité et les emplois adjacents qui ne lui appartiennent pas? A quel moment arrêtera-t-on d’étendre le / les sens d’un mot à de nouveaux emplois?,
2. selon quels critères, dans le continuum qui caractérise les emplois à l’intérieur de deux limites, peut-on repérer des sous-groupes ou types d’emplois qui représenteraient les sens d’une même unité?

Répondre à ces deux questions signifie donc d’une part distinguer les différents sens d’un mot, et de l’autre distinguer les sens qui son propres à ce mot de ceux qui ne le sont pas.

Considérons l’exemple de vert. Il doit être possible de distinguer son sens couleur de celui pas mûr. Pour le faire, il est nécessaire de montrer par quel procédé on peut passer de l’un à l’autre, ou en d’autres termes, expliquer pourquoi il ne s’agit pas du même sens, mais de deux sens reliés et voisins.

La deuxième question renvoie à la possibilité de poser une limite au spectre des sens. De proche en proche, les mots finiraient par couvrir un spectre trop grand. Soit encore vert. Du sens pas mur il serait en théorie envisageable de passer à celui de enfantin. Pourtant enfantin n’est pas une interprétation possible de vert. Une théorie de la polysémie doit expliquer pourquoi.

Etudier la polysémie revient donc à rechercher des principes qui expliquent ces deux faits. Ils doivent guider la discrétisation du continuum, de manière à pouvoir affirmer que les découpages établis repèrent les différents sens d’une même unité. Ils doivent aussi établir une condition d’arrêt à l’expansion sémantique du mot. Si la distance entre deux sens d’un mot est plus grande que celle prévue par ces principes, on ne pourra plus affirmer qu’il s’agit d’un sens appartenant au mot en question.

C’est à ce moment précis que la métaphore et la métonymie jouent un rôle important. Du point de vue de la génération de sens, elles peuvent être considérées comme deux procédés pour en créer des nouveaux. Du point de vue de l’analyse, s’il est possible de reconstituer une relation métaphorique ou métonymique entre deux sens, alors ceux-ci seront considérés comme liés.

Nous exposons ici brièvement les options théoriques, et renvoyons aux fiches correspondantes pour l’étude approfondie de chacune de ces notions.

Nous commençons par considérer le cas le plus simple, à savoir celui où l’ensemble des sens d’un mot peut être réduit, par abstraction, à une règle unique.

Théories de la sous-specification

Une option théorique permettant de maîtriser l’espace polysémique, consiste a rechercher une abstraction a partir de laquelle pouvoir générer tous les emplois. Cette abstraction fonctionne comme règle d’emploi.

Pinkal (1985) a élaboré un modèle de la sous-spécification. De multiples approches génératives référent à ce modèle, qui est aussi largement utilisé dans les implémentations computationnelles en sémantique.

Puisque l’approche de Pinkal est fondatrice, nous citons ici les définitions plus importantes.

Sens sous-spécifié: un sens est sémantiquement sous-spécifié si et seulement si dans une certaine situation, on ne saurait lui attribuer ni la valeur 1 ni la valeur 0.

Principe de spécification: une expression est sémantiquement sous-spécifiée dans un contexte si et seulement si elle peut prendre différents sens dans ce contexte.

A un extrême on retrouve donc le vague (1). Celui-ci se caractérise par l’impossibilité d’établir des frontières étanches entre les spécifications d’un même sens. Vient ensuite la notion d’ambiguïté avec modulation contextuelle (2). Un sens unique se spécialise selon les contextes. Le mot amour est un bon représentant de cette catégorie. Autour d’un noyau central se greffent des informations qui spécifient des traits définitoires du mot : amour fraternel, parental, etc. Le contexte déclenche les calculs. Le mot vert est par contre ambigu dans le sens dit "étroit" (3). Il peut soit signifier la couleur, soit avoir le sens de non-mûr. Dans certains cas les deux peuvent coïncider : une pomme verte peut être une pomme qui est à la fois verte et pas mûre. La notion d’ambiguïté avec spécification obligatoire (4) ferme la série. C’est l’exemple de journal. Il est impossible de trouver un contexte où les sens exemplaire et organisation coexistent. Tout le monde s’accorde sur l’existence d’une seule unité lexicale : on est encore dans le domaine de la polysémie et pas encore dans celui de l’homonymie. Il existe par-dessus les usages un sens unique.

Il existe d’autres approches très connues qui peuvent être classées comme approches par sousspécification. Mentionnons celle par prototype (Rosch, 1978) et par primitives sémantiques (Wierzbika, 1980).

Dans les deux cas il existe un emploi central qui fonctionne comme règle et qui détermine la référence. Les cas moins centraux sont mesurés contextuellement relativement à la distance du cas central, et selon les contextes, les usagers choisissent d’utiliser ou non le mot.

Les mots dits fonctionnels comme les prépositions sont souvent traités comme sous-specifies. Selon les approches le sens est considère tantôt comme une instruction (Cadiot, 1997), tantôt comme représentant des schémas spatiaux temporels (Victorri, 1999). Dans la majorités de cas, toutefois, il est souvent identifie a une notion abstraite qui fonctionne comme règle.

Théories de la métaphore

Pour une analyse d’exemples voir fiche métaphore

Wittgenstein

L’aphorisme 66 des Investigations Philosophiques de Wittgenstein est peut être l’un des passages fondateurs de la conception moderne du sens multiple et des usages. Wittgenstein part de l’idée qu’il n’existe pas un modèle de la langue, mais seulement un modèle pour la langue. La langue, en tant que telle, n’offre que des usages (jeux de langue), et les sens n’entretiennent qu’une relation d’anlogie ou de ressemblance de famille au fil de ceux-ci.

L’analogie est ce qui permet d’adapter un nouveau mot à de nouveaux contextes. Il n’y a pas de frontières intrinsèques, ni de distinctions précises entre les sens.

Quatre points nous semblent fondamentaux pour comprendre la position de Wittgenstein sur les jeux de langage.

(1) Emergence de la notion de vague. Wittgenstein réintroduit dans le débat philosophico-linguistique la notion de vague qu’il lie à l’impossibilité théorique de concevoir un sens en tant que principe explicatif des emplois. Si la cohésion de l’espace polysémique est assurée par les analogies existantes entre les emplois et que ce sont ces analogies qui garantissent la cohésion de l’espace polysémique du mot, alors l’ensemble des emplois est ouvert.

Il faut aussi remarquer qu’au sein de cet ensemble de propriétés partagées il n’y en a pas forcément une qui parcourt tous les emplois. Les propriétés communes fonctionnent comme relais sans qu’aucune d’entre elles assure la cohésion du tout.

(2) Caractère non-prédicitif des analogies. Il subsiste une deuxième différence entre le cas où un sens abstrait représente le principe de cohésion des catégories et celui où le principe de cohésion est donné par des ressemblances entre les sens. Dans le premier cas, l’instruction abstraite possède une fonction prédictive. Les analogies, par contre, ne peuvent être observées qu’une fois que l’expansion a eu lieu. On ne peut pas prévoir quelles seront les expansions possibles de la catégorie à partir de la valeur sémantique de ses membres. Cela est tout à fait naturel au sein d’une philosophie tributaire de l’observation des usages, et qui refuse de poser des causes non attestées.
(3) Remise en cause du principe frégéen de la détermination de la référence par le sens. Il est alors facile de conclure que Wittgenstein remet véritablement en cause le principe frégéen de la correspondance sens / référence. Tout d’abord parce qu’il n’existe pas de sens unique qui saurait déterminer la référence. Les emplois ont une existence indépendante d’une règle unique et englobante. Puis parce que l’ensemble des types d’emplois est ouvert. Si c’est le vague qui caractérise le modèle, tout calcul des possibilités d’emplois d’une unité est en amont invalidé.
(4) Des règles locales. Le fait de nier l’existence d’une règle générale indépendante des emplois ne signifie pas que pour chaque valeur on ne puisse déterminer une règle locale, valable pour l’emploi en question.Wittgenstein s’est toujours opposé à l’idée de l’existence d’une langue personnelle. Souvenonsnous de l’exemple du jeu d’échecs (Wittgenstein 1988). Il existe plusieurs versions de ce jeu qui se sont créées avec le temps. Ce n’est pas pour autant qu’on dira qu’il s’agit de variantes d’un même jeu, car, tout simplement : quelles seraient les règles que l’on attribuerait à ce jeu d’échecs sous-spécifié? Et pourtant les différentes versions possèdent des règles propres qui permettent précisément de jouer.

Autres approches de la métaphore

Il existe d’autres approches de la métaphore, et les ainsi nommées théories du vague, en font partie. Leur pertinence pour l’analyse lexicale, reste toutefois marginale, et la notion de vague intervient plus spécifiquement lorsqu’il s’agit de questions d’ontologie. Nous renvoyons donc à une fiche indépendante pour la notion de vague.

En ce qui concerne l’étude de cas, nous renvoyons à la fiche plus appliquée, métaphore.

Théorie de la métonymie

Pour une analyse d’exemples voir fiche métonymie

Parmi les relations sémantiques, la métonymie est associée à la relation d’inclusion, et elle est ainsi traitée dans la plupart des applications a la langue.

Cependant, dans se théorisation en philosophie du langage, elle recouvre un spectre plus ample d’applications et elle appelle une mécanisme de transfert de sens plus complexe.

Nous considérons ici trois représentants de la théorie de la metonymie: Lakoff, Nunberg et Kleiber.

Lakoff 1987

La thèse soutenue par Lakoff est que le transfert d’un nom de la partie au tout est justifié sur la base de l’existence d’une structure métonymique. C’est parce qu’une telle structure existe qu’il est possible de mettre en oeuvre le transfert.

Voici les étapes du transfert métonymique:

(i) Il existe une cible, le concept A qui doit être compris pour un certain but dans un certain contexte. (ii) Il existe une structure conceptuelle qui contient à la fois A et un autre concept B (iii) B est soit une partie de A ou lui est strictement associé dans la structure conceptuelle en question. De manière typique, le choix de B déterminera de manière univoque A dans cette structure conceptuelle. (iv) Comparé à A, B est soit plus facile à comprendre, à rappeler, à reconnaître, ou il est plus immédiatement utile pour le but défini dans le contexte déterminé. (v) Un modèle métonymique est un modèle de la façon dont A et B sont reliés dans une structure conceptuelle ; la relation est spécifiée par une fonction de B à A.

Considérons la structure des objets pris en compte par Lakoff, et son exploitation en contexte. Elle se compose de trois éléments. A = le tout ; B = la partie ; s’ajoute la structure globale qui peut, en vertu de (i), s’identifier avec A. Au sein de cette structure, B entretient avec A une relation de saillance. En effet, de manière typique (iii), B représente A. Par exemple on peut dire qu’une voiture est une 44, car son outil de transmission la définit de manière typique. De surcroît, non seulement B représente A de manière typique, mais, en plus, au niveau cognitif, il est aussi plus saillant que le tout dont il fait partie (iv). Dans notre cas, le fait de mentionner le moyen de transmission, nous aide à identifier la voiture en question plus rapidement que si on essayait de la décrire dans sa totalité ou par une autre de ses parties. La condition (iv) va encore plus loin que la simple saillance au niveau cognitif. Elle met en jeu le but communicatif. Dans un contexte particulier, étant donné un certain but communicatif, la mention de B est plus efficace que la mention de A.

Nunberg 1979, 1995

La théorie de Nunberg est relativement complexe et elle a subi des évolutions radicales durant les années. Puisque la première version reste connue et d’intérêt, nous mentionnons les étapes de ce changement.

En 1979, Nunberg soutient que le transfert métonymique consiste dans un transfert de référent selon le critère de la cue validity. Soit le nom d’un auteur et celui de ses oeuvres. Quel est le transfert le plus probable ? Dira t-on plus facilement de n’importe quel ouvrage de Flaubert, "C’est un Flaubert", ou de Flaubert, "C’est Madame Bovary"?

La réponse appelle la notion de cue validity et elle est formulée ainsi (ibid. p. 168-169) : "...given a word w which is used to refer to two distinct extensions a and b, where we have reasons to believe that only one convention governs the use of w, we will determine which of a,b is the designatum of w by computing the cue validity for b of the best function f such that f(a) = b; and the cue validity for a of the best function g such g(b) = a. If the cue validly of f for b is higher than the cue validity of g for a, we will assume that w designates a; if it is lower, that w designates b...". D’après Nunberg la cue validity de la fonction qui va de l’auteur aux oeuvres est "plus grande" que celle qui va des oeuvres à l’auteur : il semble plus facile de repérer les oeuvres à partir de l’auteur que l’auteur à partir de ses oeuvres. Nunberg pose par conséquent en langue une unique convention : le nom d’un auteur désigne prioritairement la personne qui écrit les oeuvres ; un tel objet est polysémique et un de ses sens dérivés renvoie aux oeuvres écrites par cette personne.

En 1979, Nunberg explique le transfert comme relevant des référents eux-mêmes. Cette idée est a l’encontre de l’impossibilité de

#Je suis garé là et je n’ai plus de frein

Nunberg soutient que le deuxième je ne peut pas référer à la voiture, comme c’est le cas pour le premier je.

Le transfert, donc, doit être pensé en termes de propriétés et non pas de référents.

La condition sur le transfert de propriétés est la suivante:

Condition sur le transfert de propriétés: Soit P et P′ des ensembles de propriétés qui sont liées par la fonction salliante de transfert gt (PP′). Alors, si F est un prédicat qui dénote une propriété P ∈ P, il existe aussi un prédicat F′ de la même forme que F qui dénote une propriété P′, telle que P' = gt(P).

Dans le cas ci-dessus, il y aurait un dédoublement de prédicat: être garé et être garé’ qui renverraient respectivement à la voiture et à son conducteur.

Le principe de saillance est maintenu et il sert, dans la théorie, à expliquer en vertu de quoi le transfert est possible. Il est important de souligner que cette notion est analysée en deux temps. D’une part il doit exister indépendamment du contexte une relation potentielle entre les deux propriétés. D’autre part, le transfert est pertinent dans un certain contexte. La saillance de la propriété transférée ne peut être évaluée qu’en vue d’un certain but communicatif.

Kleiber 1999b

Kleiber critique la notion de propriété dérivée de Nunberg et son statut dans la théorie.

Il propose une nouvelle définition du transfert métonymique.

Principe de métonymie intégrée: certaines caractéristiques de certaines parties peuvent caractériser le tout.

Principe de méronomisation ou principe d’intégration méronomique : le rapport de contiguïté entre deux entités X et Y peut être dans certaines situations transformé en rapport de partie (X)-tout (Y).

Ce deuxième principe sert à étendre le principe de métonymie intégrée a des cas qui ne sont pas a proprement parler de partie-tout.

Il existe au moins trois principes qui fondent la notion de métonymie intégrée.

(1) Tout d’abord il doit exister une structure métonymique qui puisse être exploitée.
(2) Ensuite, il faut que la partie choisie soit représentative du le tout.
(3) Enfin, il est nécessaire que la propriété attribuée à la partie soit saillante pour le tout.

La modalité dans la définition du principe de métonymie intégrée joue un rôle important dans le cas du deuxième et du troisième principe.

Considérons (2). N’importe quelle partie en n’importe quelle situation n’est pas à même de représenter le tout. Soit par exemple #Marie est rouge. Cette phrase est inacceptable si l’on veut signifier que Marie porte du vernis rouge sur les ongles. Cela signifie que la partie " ongle " de Marie ne peut pas représenter le tout de manière significative. Cependant, il n’est pas suffisant en effet que la partie soit significative pour la globalité. Il faut rajouter (3), i.e. qu’elle le sera relativement à la propriété mentionnée : c’est surtout la propriété qui est attribuée à la partie qui doit être saillante pour le tout dans un certain contexte. Soit en effet la partie peau. Elle semble représentative dans le cas de Paul est bronzé, mais difficilement dans le cas de (#)Paul est sec. Ce fait est strictement lié à la saillance de la propriété évoquée dans le contexte en question. La propriété être sec ne sera pertinente que dans des cas particuliers, comme par exemple après une baignade. Dans d’autres contextes plus neutres, un tel énoncé pose de sérieuses difficultés pour l’interprétation.

Il est important de reconnaître que la deuxième et la troisième condition sont strictement liées. En effet, une partie peut être plus ou moins représentative pour le tout selon la propriété évoquée. En effet il est possible de dire que Paul saigne si son ongle saigne. On a vu que la partie ongle n’était pas représentative dans le cas de Marie est rouge si Marie porte du vernis rouge. Il est aussi possible que la saillance évidente d’une partie pour le tout ne soit pas exploitée par le contexte. Par exemple il est difficile d’accepter #Marie est bleue si ses yeux sont bleus.

De même il sera difficile d’accepter #Paul est sec si sa peau est sèche, dans un contexte neutre. C’est bien la pertinence contextuelle de la propriété qui détermine en dernière instance les possibilités d’emplois. Le cas de roman illustre bien la vocation explicative de la notion de métonymie intégrée. Roman est communément reconnu comme ayant deux facettes autonomes (Cruse 1996) : la facette [TEXTE] et la facette [TOME]. Il y a en effet des cas où seulement l’une des deux facettes est en cause : c’est un roman de 500 pages [TOME] vs c’est un roman intéressant [TEXTE]. Kleiber fait remarquer qu’une telle conception du sens ne peut pas expliquer l’alternance suivante : un gros roman vs #un roman rouge où pourtant les deux adjectifs portent sur la facette [TOME]. La solution de Kleiber, conformément au principe de métonymie intégrée, est la suivante (ibid. p. 101) : "...il ne s’agit donc pas avec roman d’un livre-objet physique différent : la distinctivité est avant tout d’ordre textuel, de telle sorte que, si un prédicat " physique " porte sur roman, il faut, pour qu’il soit accepté, que, conformément à notre principe de métonymie intégrée, il soit valide pour ou rejaillisse également sur le tout, c’est-à-dire sur la partie textuelle propre d’un roman...". L’image du sémantisme de roman résultant de ces considérations est donc la suivante : il existe un sens qui représente le tout (la facette [TEXTE]). La partie [TOME] représente une partie de ce tout. Conformément au principe de métonymie intégrée, il faut que les caractéristiques associées à la partie soient pertinentes pour le tout. Dans le cas des adjectifs mentionnés, le fait qu’un roman soit gros a des répercussions sur le contenu du roman lui-même. Le fait par contre que la couverture d’un roman soit rouge, n’affecte en rien sa facette [TEXTE].

Références

Nous citons les ouvrages fondateurs. Pour une introduction aux théories de la polysémie, voir Mari (2003).

  • Bréal, M. (1897). Essai de Sémantique (science des significations). Paris : Hachette.
  • Cruse, D.A. (1986). Lexical Semantics. Cambridge : Cambridge University Press.
  • Frege, G. (1879/1971). Ecrits logiques et philosophiques. Trad. C. Imbert. Paris : Seuil.
  • Kleiber, G. (1999a). Problèmes de sémantique. La polysémie en question. Villeneuve : Presses Universitaires du Septentrion.
  • Kleiber, G. (1999b). Anaphore associative et relation partie-tout : condition d’aliénation et principe de congruence ontologique. Langue Française 122, pp. 70-100.
  • Lakoff, G. (1987). Women, Fire, and Dangerous Things. Chicago : The University of Chicago Press.
  • Mari, A. (2003). Principes d’identifictaion et de catégorisation du sens. Le cas de "avec" ou l’association par les canaux. Paris: L’Harmattan.
  • Nunberg, G. (1979). The Non-Uniqueness of Semantic Solutions : Polysemy. Linguistics and Philosophy 3, pp. 143-184.
  • Nunberg, G. (1995). Transfer of Meaning. Journal of Semantics 12, pp. 109-132.
  • Pinkal, M. (1985). Logic and Lexicon. Oxford : Oxford University Press.
  • Rosch, E. (1978). Principles of Categorization. In E. Rosch & B.B. Lloyd (eds.), Cognition and Categorization. Hillsdale : Lawrence Erlbaum Associates Publishers, pp. 27-48.
  • Wierzbicka, A. (1980). Lingua Mentalis. Sydney : Academic Press.
  • Wittgenstein, L. (1953/1961). Tractatus Logico-Philosophicus suivi de Investigations philosophiques. Trad. P. Klossowski. Paris : Gallimard.