Généricité

De Sémanticlopédie
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par Carmen Dobrovie-Sorin

A la suite de Krifka et alii (1995), on distingue habituellement deux types de généricité, selon le type de constituant qui en constitue la source. La généricité phrastique concerne l’ensemble de la phrase et met en jeu la quantification générique, tandis que la généricité nominale désigne un type particulier de référence des Groupes Nominaux (GN) eux-mêmes, la référence aux espèces.


La généricité nominale: référence à l’espèce

Les espèces constituent un type particulier d’entités abstraites, qui sont liées aux individus par une relation de réalisation: l’espèce Canis est réalisée par les individus qui sont des chiens. Les espèces peuvent être désignées par des noms propres (Canis, Homo Sapiens, Solarum tuberosum, etc.), mais aussi – et c’est l’usage le plus fréquent dans l’usage courant, non technique – par des noms communs, singuliers ou pluriels, accompagnés ou non d’articles. Les exemples suivants contiennent des GN sujets qui réfèrent non pas à des individus particuliers qui sont dinosaures, mais à l’espèce des dinosaures.

(1) a. Les dinosaures sont une espèce éteinte.
b. L’or est un métal précieux.
c. Le chat est un animal domestique.

Dans ces phrases, la référence à l’espèce est induite par le prédicat, qui ne permet pas l’interprétation événementielle, et corrélativement bloque l’interprétation spécifique du sujet. Les GN référant à des espèces peuvent cependant apparaître dans des contextes épisodiques, référant à un événement particulier, à condition que celui-ci soit significatif pour l’histoire de l’espèce:

(1) d. Les rats musqués ont été introduits en Europe au XVIe s.
e. La pomme de terre est arrivée en France au XVIIIe s.
f. L’homme a mis le pied sur la lune en 1967.

Les marques linguistiques des GN dénotant des espèces: déterminants et nombre

Alors que l’usage des noms communs pour référer à des espèces est général à travers les langues naturelles, on constate des différences entre les langues concernant le nombre (GN singuliers ou pluriels) et le type de déterminants qui permettent ce type particulier de référence. Cette variation peut être observée non seulement entre des langues qui diffèrent du point de vue des marques de nombre et de la détermination nominale, mais aussi entre des langues telles que les langues germaniques et romanes, qui font un usage comparable des marques de nombre et des déterminants pour la référence aux individus particuliers, mais divergent pour la référence aux espèces.

L’article défini dans les langues romanes

Les exemples (1)a-f montrent qu’en français (et cela est vrai des autres langues romanes sauf le portugais brésilien), la référence à l’espèce se fait au moyen des GN définis. Ce n’est que le contexte qui permet de distinguer l’interprétation générique illustrée ci-dessus de l’interprétation définie spécifique, e.g., Les chats sont dans la cour, le café est chaud, les élèves de ma classe sont intelligents, le chat s’est sauvé par la fenêtre. Ces données sont compatibles avec deux analyses: (i) une analyse unifiée de l’article défini des langues romanes (il correspondrait nécessairement à l’opérateur iota), le choix entre les deux interprétations – générique et définie spécifique – étant déterminé contextuellement; (ii) l’article défini des langues romanes est ambigu, correspondant à deux opérateurs sémantiques distincts (l’opérateur iota et l’opérateur down de Chierchia (1998), voir plus bas).

L’anglais: singulier vs pluriel (et massique), défini vs absence de déterminant

Le paradigme illustré en (2) pour l’anglais montre que cette langue distingue les singuliers comptables, pour lesquels la référence à l’espèce exige l’article défini (comme en français) des pluriels comptables et des noms de masse1, qui doivent être nus (anglais : bare nouns), c’est-à-dire dépourvus d’article:

(2) a. Dinosaurs are extinct.
b. Gold is a precious metal.
c. The cat is a domestic animal.

Dans la littérature sur la généricité (cf. Krifka et alii (1995)), le singulier défini est rapproché des pluriels nus de l’anglais et des pluriels définis des langues romanes: ces trois types de GN sont donnés comme exemples de généricité nominale (référence à l’espèce) et sont distingués des lectures taxonomiques illustrées plus loin, dans (7).

Cependant, le fait qu’en anglais, les pluriels et les singuliers référant à des espèces aient des réalisations syntaxiques différentes (absence vs présence de l’article défini) suggère que ces deux types de GN mettent en jeu des opérateurs différents. Si référence à l’espèce il y a, elle se fait par des voies différentes.

L’analyse sémantique des GN dénotant des espèces

L’opérateur Down

Selon l’hypothèse de Chierchia (1998), la dénotation d’espèce peut être obtenue en appliquant un opérateur de nominalisation (appelé Down et noté )2 à un prédicat nominal qui dénote une propriété de groupes d’individus: le nom pluriel dinosaures dénote, avant de se combiner avec un déterminant quelconque, la propriété d’être (un groupe de) dinosaures, et l’expression dinosaures, qui résulte de l’application de l’opérateur Down, dénote le groupe maximal intensionnel de dinosaures. De façon générale, on peut donc référer à des espèces en appliquant l’opérateur Down à n’importe quel nom commun pluriel (ou massique). Ce type de généricité nominale implique crucialement la pluralisation: l’opérateur Down de Chierchia est défini de telle manière qu’il ne peut s’appliquer qu’à des propriétés de groupes ou de masse, voir (1)a-b et (2)a-b (voir la fiche Espèce).

L’opérateur Iota et les lectures taxonomiques

Examinons à présent la lecture générique des singuliers définis:

(6) a. The bear is becoming extinct in Europe.
b. L’ours est en train de disparaître d’Europe.

Selon l’analyse de Dayal (2004),3 les singuliers définis qui dénotent des espèces sont à analyser de manière comparable aux lectures dites ‘taxonomiques’, illustrées ci-dessous :

(7) a. {Un /certains ours} {est/sont} en voie de disparition.
b. {Une/ plusieurs pomme(s) de terre} {a/ont} été introduite(s) en Irlande ..

Dans les exemples (7)a-b, où le nom peut être singulier ou pluriel, en fonction du déterminant choisi, les déterminants ont leur sens habituel; ce sont les noms communs ours et pomme de terre qui ont une interprétation particulière: ils réfèrent non pas à des (propriétés/ensembles d’) individus particuliers, mais à des (propriétés/ensembles de) sous-espèces d’ours ou de pomme de terre. La lecture taxonomique peut être explicitement marquée:

(7') a. {Une /certaines sous-espèces d’ours} {est/sont} en voie de disparition.
b. {Une/ plusieurs sous-espèces de pomme(s) de terre} {a/ont} été introduite(s) en Irlande ..

Le rapprochement entre les définis singuliers illustrés en (6)a-b et les lectures taxonomiques illustrées dans (7)a-b paraît difficile à première vue: la seconde classe d’exemples réfère à des sous-espèces, alors que la première réfère à l’espèce elle-même. On peut cependant penser que cette différence est induite par le type de déterminant. En effet, des déterminants tels que un, plusieurs ou certains supposent que l’ensemble auquel ils s’appliquent contient plus d’un élément, et tout ensemble d’espèces de N (e.g., tout ensemble d’espèces d’ours) qui comporte plusieurs éléments est un ensemble de sous-espèces de N (d’ours). L’article défini, en revanche, correspond à l’opérateur Iota, qui joue son rôle habituel, d’indiquer l’unicité: l’ours signifie la seule espèce (l’élément maximal parce qu’unique) qui a la propriété ours.

On peut donc conclure que du point de vue sémantique, la référence aux espèces peut se faire de deux façons très différentes: on peut référer soit à une entité taxonomique prise dans une hiérarchie des espèces (et dans ce cas le nom commun dénote une propriété d’espèce et il peut se combiner avec n’importe quel déterminant nominal) soit à un groupe maximal intensionnel (dans ce cas le nom commun, qui est nécessairement pluriel (ou massique), dénote une propriété de groupe d’individus (ou de quantité de matière)). Etant donnée cette différence d’analyse sémantique, on s’attend à pouvoir observer des contraintes différentes sur la référence à l’espèce, selon qu’elle est exprimée par des pluriels ou par des singuliers comptables (voir la fiche Espèce).

Ambiguïté ou sous-détermination

Le contraste (1)a-b vs (2)a-b montre que les pluriels (et noms de masse) référant à des espèces n’ont pas la même réalisation morphosyntaxique à travers les langues. Si l’on veut postuler une seule analyse sémantique pour les pluriels référant à des espèces, indépendamment de leur réalisation morphosyntaxique, l’on doit admettre que l’opérateur Down peut être réalisé de deux manières différentes: soit par un opérateur abstrait, sans réalisation phonétique, comme en anglais, soit par l’article défini, comme dans les langues romanes. Cela conduirait à supposer que dans les langues romanes l’article défini est ambigu, pouvant correspondre soit à l’opérateur Down, responsable de la dénotation d’espèce, soit à l’opérateur Iota, responsable de l’interprétation spécifique. L’identité formelle pourrait s’expliquer par le fait que les deux opérateurs sont comparables: l’opérateur Down peut être vu comme la contrepartie intensionnelle de Iota. (cf. Chierchia (1998) et Dayal (2004)).

En anglais, l’opérateur Down est distinct de l’opérateur Iota: le premier est un opérateur abstrait, sans réalisation lexicale (voir les exemples (2)a-b), alors que le second est réalisé par l’article défini (voir The children are playing, The cat is near the fireplace, ainsi que les singuliers définis référant à l’espèce (ex. (2)c)).

Cependant, l’analyse en termes de ces deux opérateurs conduit, pour l’anglais aussi, à postuler de l’ambiguïté: l’opérateur Down doit être postulé pour les noms nus référant à l’espèce, mais il ne peut pas l’être pour les noms nus existentiels.4

Une analyse qui permettrait de rendre compte des données sans postuler d’ambiguïtés serait souhaitable. Cela suppose cependant des approches fondamentalement différentes, pour lesquelles la relation entre syntaxe et sémantique ne se fait pas terme à terme et met en jeu la sous-détermination et des valeurs sémantiques différentes des déterminants nominaux, qui dépendent des systèmes linguistiques (pour une analyse dans le cadre de la théorie de l’optimalité, voir de Swart & Farkas (2005)).

Référence à l’espèce et prédication : les phrases caractérisantes

La prédication générique est centrale dans la théorie de Carlson (1977), selon laquelle les prédicats génériques sont distincts des prédicats statifs stables (individual-level): les premiers s’appliquent aux espèces, tandis que les seconds s’appliquent à des individus tels que Jean, Marie, etc. Cette distinction a été abandonnée par la suite, en raison d’une observation empirique assez claire: on ne connaît pas de langue naturelle qui présente une marque grammaticale spécifique sur les prédicats qui s’appliquent aux espèces; dans les langues connues, tout prédicat statif stable qui peut s’appliquer à des individus peut aussi s’appliquer à des espèces.5 La prédication générique repose donc sur des prédicats statifs stables, qui peuvent être soit lexicalement marqués en tant que tels (intelligent, beau, etc.) , soit dérivés à partir de prédicats non-statifs transitoires par l’application d’un opérateur que Carlson avait appelé ‘the generic operator’ (noté Gn). Nous n’utiliserons pas ici cette notation pour éviter la confusion avec l’opérateur générique binaire dont il sera question un peu plus loin. Nous utiliserons l’étiquette HAB, qui rappelle l’interprétation habituelle qui caractérise certains des prédicats statifs stables obtenus à partir des prédicats transitoires (voir (16)b), mais couvre également l’interprétation dispositionnelle de certains autres exemples (voir (16)c ainsi que (17)c-d):

Les deux classes d’exemples illustrées ci-dessous comportent des prédicats stables, mais diffèrent quant au type de sujet. Les exemples (16)a-c attribuent une propriété stable à un individu particulier, tandis que les exemples (17)a-c peuvent être analysés comme attribuant une propriété stable à une espèce:

(16) a. Minette est intelligente.
b. Marie HAB-fume.
c. Marie HAB-trie le courrier qui vient de l’Antarctique.
(17) a. Les chats sont intelligents
b. Les Français HAB-fument.
c. Les oiseaux HAB-volent.
d. Les chiens HAB-aboient.

Les Formes Logiques (FL) correspondant à ces exemples sont données sous (16’) et (17’), qui reposent sur une relation de prédication.6 Les deux classes d’exemples sont des phrases caractérisantes, mais le terme de phrase générique ne convient qu’à la deuxième classe: c’est parce que les phrases (17)a-d comportent des GN dénotant des espèces (on suppose que l’indice k pointe vers des entités de type espèce (‘kind’)) qu’elles sont génériques, à la différence des phrases (16)a-c, qui sont simplement caractérisantes.

(16’) a. λx (x intelligent) (Minette)
b. λx (x HAB-fume) (Marie)
(17’) a. λx (x intelligent) (les chatsk)
b. λx (x HAB-fume) (les françaisk)

On peut ainsi conclure que la généricité des phrases qui reposent sur la prédication ne dépend pas de la généricité du prédicat (qui doit cependant être stable), mais de la généricité nominale.

Les FL (17’) sont de même type que celles correspondant à des exemples construits avec des prédicats qui sélectionnent des espèces (d’où l’indice k, qui apparaît ici non seulement sur le GN sujet, mais aussi sur la variable correspondant à l’argument du prédicat):

(18) Les ours sont en voie d’extinction.
(18’) λxk (xk est en voie d’extinction) (les oursk)

En somme, les prédicats stables sont sous-déterminés, pouvant s’appliquer aussi bien à des espèces qu’à des individus particuliers, alors que les prédicats d’espèce, extrêmement rares, ne peuvent s’appliquer qu’aux espèces.

Reste à observer que l’interprétation intuitive des exemples du type (17)a-b est distributive: ce n’est pas l’espèce en tant que telle qui est intelligente, mais plutôt les individus qui la composent. La distributivité est souvent invoquée comme argument en faveur de l’analyse quantificationnelle des phrases de ce type. On sait par ailleurs que les phrases caractérisantes dont le sujet réfère à l’espèce ne sont pas nécessairement distributives, mais permettent des lectures collectives comparables à celles que l’on peut observer pour les GN référant à des groupes. Les exemples ci-dessous sont dus à Krifka et alii (1995 : 78):

(19) a. Les linguistes ont plus de 8,000 livres sous presse. (propriété collective)
b. La famille française comporte en moyenne 2,3 enfants. (propriété moyenne)
c. L’Homme a mis le pied sur la Lune en 1969. (avantgarde)
d. En Alaska nous avons filmé le grizzli. (objet représentatif)

La généricité phrastique: quantification générique

Quantification générique et généricité des indéfinis

Il est couramment admis aujourd’hui que les GN indéfinis ne peuvent pas introduire de référence à l’espèce (si l’on laisse de côté les lectures taxonomiques). Leur généricité dépend crucialement de la quantification générique.

(20) a. Un chat est intelligent.
b. Un chat est généralement intelligent.

Les exemples du type (20)a mettent en jeu un opérateur générique implicite noté GEN, comparable à des adverbes de quantification tels que généralement (voir (20)b). Dans les représentations données sous (20’)a-b, GEN correspond à généralement dans (20)b et il est introduit par défaut dans (20)a:

(20’) a-b GENx (x est un chat) [x est intelligent]

Quantification générique et référence à l’espèce

Les pluriels définis peuvent, eux aussi, apparaître dans des exemples qui comportent des adverbes de quantification explicites.7 De tels exemples sont à représenter en termes de quantification. Dans (21’)a-b, R note la relation de réalisation/instanciation entre les individus particuliers et l’espèce à laquelle ils appartiennent:

(21) a. Les enfants marchent rarement avant10 mois.
b. Les Indiens meurent en général jeunes.
(21′) a. PEUx (R (x, les enfantsk)) [x marche avant10 mois]
b. GENx (R (x, les Indiensk) [x meurt jeune]

Puisque les définis pluriels référant à des espèces peuvent se combiner avec la quantification adverbiale, et puisque l’opérateur GEN peut être inséré par défaut, on peut admettre que des exemples tels que (17)a-b, repris dans (22)a-b, bien qu’ils ne comportent pas d'adverbe de quantification explicite, peuvent être représentés en termes de quantification générique:

(22) a. Les chats sont intelligents.
b. Les étudiants roumains parlent français.
(22') a. GENx (R (x, les chatsk) [x est intelligent]
b. GENx (R (x, les étudiants roumainsk) [x parle français]

On arrive ainsi à supposer que les phrases qui comportent des pluriels définis référant à des espèces sont compatibles avec deux représentations différentes, selon qu’elles reposent soit sur la prédication générique (qui est disponible pour les GN référant à des espèces) soit sur la quantification générique (qui suppose l'insertion par défaut de l'opérateur GEN), voir (17’) et (22’), respectivement. Le choix de l'une ou l'autre représentation dépend du contexte, en particulier des propriétés lexicales du nom et du prédicat de phrase.

Cette double possibilité d’analyse n’existe pas pour les indéfinis singuliers, qui, ne pouvant pas référer à des espèces, dépendent de la quantification générique pour leur interprétation générique.

Contraintes sur la quantification générique

Un contraste désormais bien connu entre les lectures génériques des indéfinis singuliers et celles des définis pluriels apparaît dans les exemples suivants, dus à Lawler (1973) et Burton Roberts (1977)) :

(23) a. Les madrigaux sont populaires.
b. ◊Un madrigal est populaire8.

L’inacceptabilité d’exemples tels que (23)b peut être analyséee comme l’effet d’une contrainte sur l'introduction par défaut de GEN. Si l’opérateur générique est explicite, sous la forme d'un adverbe de quantification, ces exemples deviennent acceptables:

(24) Un madrigal est généralement populaire.

Le sens déontique permet aussi l’introduction d’un opérateur de généricité:

(25) Un roi est souvent généreux.

Il existe d'autres contextes dans lesquels la lecture générique des définis pluriels est autorisée, alors que celle des indéfinis singuliers ne l'est pas. Alors que les définis pluriels en position objet peuvent prendre la lecture générique, les indéfinis singuliers ne le peuvent pas. En effet, l'exemple (26)b n'a pas le sens de (26)c :9

(26) a. Jean respecte les professeurs.
b. Jean respecte un professeur.
c. Jean respecte n'importe quel professeur.

La lecture générique de (26)a repose sur la possibilité qu'a le pluriel défini de référer à l'espèce. Cette possibilité n'existant pas pour les indéfinis, un exemple tel que (26)b devrait faire intervenir la quantification générique. Cette possibilité est elle-même bloquée dans (26)b en raison de la position occupée par l'indéfini, qui lui interdit d'apparaître, au niveau de la Forme Logique, dans la restriction de GEN (voir Diesing (1992), Dobrovie-Sorin & Laca (2003)).

Quantification générique sur des événements

Nous avons jusqu’ici examiné des exemples dans lesquels la quantification générique porte sur des individus. Dans d’autres exemples, la quantification porte sur des événements, comme dans les phrases en si / quand:

(27) Quand Jean invite une amie, il lui prépare toujours à dîner.

Cet exemple dit qu’à chaque événement d’invitation (d’une amie par Jean) est associé un événement de préparation de dîner. Cette interprétation est à représenter comme une quantification sur des événements; la variable d’individu introduite par une amie n’est liée qu’indirectement (Rooth (1995), Schubert et Pelletier (1987), de Swart (1996), Krifka et alii (1995), Krifka (1995), etc.)). Cette analyse est souvent notée à l’aide de représentations du type (27’). Il est plus adéquat d’adopter des Formes Logiques du type (27’’):

(27′) toute,x (inviter (e, Jean, x) ∧ amie (x)) [préparer à dîner pour (e, Jean, x)]
(27″) toutee (inviter (e, Jean, f(e)) ∧ amie (f(e))) [préparer à dîner pour (e, Jean, f(e))]

(le quantificateur tout correspond à l’adverbe toujours)


Dans (27″), l’indéfini est traduit comme un terme de Skolem noté f(e) (voir Dobrovie-Sorin & Beyssade (2004)), qui dénote un individu qui varie en fonction des événements d’invitation.

Etant donnée la distinction entre quantification sur les événements et quantification sur les individus,10 il est possible de distinguer entre deux types de lectures génériques des indéfinis : dans des exemples tels que (20) l’indéfini, qui se traduit par une variable d’individu directement lié par un adverbe de quantification, a une lecture "véritablement" générique, tandis que dans (27) l’indéfini, qui se traduit par un terme de Skolem, prend une lecture "pseudo-générique": il est seulement indirectement lié par l’adverbe de quantification qui lie la variable d’événement dont dépend l’indéfini lui-même. Cette différence entre indéfinis véritablement génériques et pseudo-génériques a été utilisée par Dobrovie-Sorin (2004) pour expliquer les contraintes qui pèsent sur les lectures génériques des indéfinis pluriels en des du français.

Notes

1 On sait que les pluriels et les noms de masse se comportent de manière comparable tant pour l’interprétation existentielle que pour l’interprétation générique. Pour simplifier l’exposé nous parlerons de pluriels. Sauf mention explicite, les généralisations qui leur sont attribuées valent aussi pour les noms de masse.

2 L’hypothèse de l’opérateur Down est dissociable d’une autre hypothèse de Chierchia (1998), la paramétrisation sémantique des noms communs, qui varieraient d’une langue à l’autre selon le choix de deux traits binaires, ±arg et ±pred. Nous n’adopterons pas ici de paramétrisation sémantique, et nous en tiendrons à l’hypothèse plus généralement admise selon laquelle la paramétrisation concerne, outre le lexique, la morphosyntaxe.

3 Plusieurs différences importantes entre les GN pluriels et les GN singuliers référant à des espèces étaient bien connues avant Dayal (2004), voir en particulier Krifka et alii (1995) et Chierchia (1998), mais nous ne disposions pas d’analyse adéquate de ces contrastes.

4 Les exemples (i)-(ii) illustrent la lecture existentielle des noms nus de l’anglais:

(i) Children are playing in the street.
(ii) John was drinking beer.

Le choix entre les deux lectures des noms nus de l’anglais est souvent orienté par le contexte, si bien que, sur la base des données de cette langue, on pourrait penser, comme l’a fait Carlson (1977), qu’une analyse unifiée des deux lectures est souhaitable. Cependant, une telle analyse se heurte aux données de langues romanes telles que l’espagnol, l’italien ou le roumain (voir Dobrovie&Laca (2003)).

5 Cela ne va pas à l’encontre de l’existence de prédicats qui s’appliquent exclusivement à des espèces.

6 Il est également possible d’analyser les exemples (17)a-c comme mettant en jeu la quantification générique, une question à laquelle nous allons revenir plus loin, dans § 2.3.

7 Les définis singuliers réfèrent à l'espèce en tant qu'unité, ce qui rend difficile l'accès aux réalisations de l'espèce, et par conséquent sont difficilement compatibles avec la quantification générique (voir Espèce).

8 Le symbole ◊ signifie que la phrase ne peut pas recevoir une interprétation générique.

9 La lecture générique des indéfinis singuliers en position objet devient possible si (a) le verbe est accentué (ce qui est indiqué par les majuscules dans (i)) ou bien (b) le GN indéfini en position objet comporte un adjectif ou un autre modificateur adnominal :

(i) En général, Jean RESPECTE un professeur.
(ii) En général, Jean respecte un professeur intelligent.
(iii) En général, Jean respecte un professeur qui s’occupe bien de ses étudiants.
(iv) Marie aime rarement une robe aux manches courtes.

Ces exemples sont analysables comme exprimant non pas des généralisations sur des individus mais sur des événements (voir Dobrovie-Sorin et Beyssade (2004, chapitre 7)).

10 Certains théoriciens (Rooth (1995), de Swart (1996), Schubert & Pelletier (1987)) adoptent une analyse uniforme, selon laquelle les adverbes de quantification quantifient toujours, même dans des exemples tels que (20), sur des événements.

Références

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  • Dobrovie-Sorin, C. (2004). Generic plural indefinites and (in)direct binding, in: F. Corblin et H. de Swart (éds.) Handbook of French Semantics, CSLI, Stanford..
  • Dobrovie-Sorin (ed.) 2005. Généricité et détermination nominale, PUV, Saint-Denis.
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