Massif / comptable

De Sémanticlopédie
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par David Nicolas

Introduction

En français, certains noms communs, comme lait et mobilier, sont invariables, tandis que d’autres, comme chat et ensemble, peuvent être utilisés au singulier et au pluriel. De plus, les noms comme lait peuvent être précédés par les déterminants comme du et un peu de, mais plus difficilement par chaque, des, plusieurs ou un nombre. Les noms comme chat, au contraire, peuvent être utilisés aussi bien avec les déterminants comme des ou plusieurs qu’avec les nombres ; mais ils sont plus difficilement combinables avec du ou un peu de. Ces noms ont été respectivement appelés noms massifs (mass nouns) et noms comptables (count nouns) - cf. David & Kleiber (1989).

Dans de nombreuses langues, notamment les langues romanes et germaniques, l’on peut de même identifier deux sous-classes morpho-syntaxiques des noms communs, les noms d’une classe ayant un nombre grammatical invariable, et les noms de l’autre classe admettant le singulier et le pluriel1.

Comme il est bien connu, les noms massifs peuvent néanmoins, dans certains contextes, être employés comme des noms comptables (Tu devrais prendre un lait chaud avec du miel), et vice versa (Il y en a, du chat, dans cette maison !). Ces usages étendus relèvent d'une possibilité linguistique générale, appelée translation ou conversion. Celle-ci consiste à transférer un mot plein d'une catégorie grammaticale dans une autre catégorie grammaticale. Ceci est souvent possible quand le mot de la catégorie d'origine est placé dans un environnement morpho-syntaxique caractéristique de la seconde catégorie2.

Plusieurs questions se posent alors sur le plan sémantique :

a) Existe-t-il des propriétés sémantiques élémentaires caractérisant les noms massifs ? les noms comptables ?

b) Comment rendre compte des interprétations distributives et collectives dont sont passibles les énoncés où figurent noms massifs et noms comptables au pluriel ? Comment expliquer leurs interprétations génériques ?

Nous nous concentrerons dans ce qui suit sur les questions mentionnées en a). Nous illustrerons brièvement les phénomènes indiqués en b), renvoyant, pour une description de modèles explicatifs, à d’autres articles de ce dictionnaire, sur les pluriels et la généricité (voir également le cours sur les pluriels disponible à cette adresse).

Propriétés sémantiques élémentaires

Il faut tout d’abord remarquer que la distinction entre noms massifs et noms comptables ne correspond pas à une distinction ontologique, comme celle qu’il y a entre substances homogènes et individus hétérogènes. En effet, il existe des termes comptables et massifs qui renvoient aux mêmes entités : meuble(s) / mobilier, arme(s) / armement, bête(s) / bétail, etc. De ce fait, on ne saurait identifier des conditions nécessaires et suffisantes qui permettraient de caractériser les noms massifs (respectivement, comptables) en précisant les propriétés ontologiques de ce à quoi ils renvoient.

Mais ceci laisse ouverte la question de savoir si l’on peut identifier des conditions sémantiques nécessaires et non suffisantes, autrement dit, si la langue impose aux noms massifs (respectivement, comptables) de posséder certaines propriétés sémantiques. Nous examinons cette question dans ce qui suit.

Noms massifs

Commençons par étudier le comportement sémantique des noms massifs. Parmi eux, les termes massifs concrets ont été les plus étudiés. Deux propriétés leur ont été attribuées : la référence distributive et la référence cumulative.


A l’encontre de Cheng (1973), Nicolas (2002) montre que ces termes ne peuvent être dits référer distributivement que si cette propriété est comprise, non au moyen de la relation de partie méréologique (Simons 1987), mais au moyen d’une nouvelle relation, celle de partie-N : pour tout nom N, les parties-N d’une entité dénotée par N sont ce à quoi l’expression une partie du N s’applique. Une chaise et une table constituent un exemplaire de mobilier. Ses parties-mobilier sont ce à quoi l’expression une partie du mobilier s’applique, à la chaise par exemple, mais pas à son dossier. Un nom massif concret N réfère alors de façon distributive en ce que, à chaque fois qu’il s’applique à quelque chose, il s’applique également à toute partie-N de cette entité. Ainsi, chaque partie-mobilier de la chaise et de la table est du mobilier, alors qu’il y a des parties méréologiques, comme le dossier de la chaise, qui n’en sont pas.

Un nom massif concret réfère aussi de façon cumulative (Quine 1960) : à chaque fois qu’il s’applique à chacune de deux choses, il s’applique également à ces deux choses considérées ensemble. Si dans une situation on peut parler de l’eau de ce verre et de l’eau de cette bouteille, alors on peut parler des deux ensemble comme l’eau de ce verre et cette bouteille.


Examinons maintenant les noms massifs abstraits, comme beauté. Ces noms massifs sont caractérisés par le fait que leurs quantification concerne, non la matière, mais l’intensité à laquelle ce à quoi ils s’appliquent se manifeste : Elle lui trouvait peu de beauté. Possèdent-ils les mêmes propriétés sémantiques que les termes massifs concrets ? Tel est bien le cas d’après Nicolas (2002). Les expressions de la forme [une partie du N+modifieur] sont en effet parfaitement interprétables avec les noms intensifs. De plus, le nom intensif employé s’applique alors à ce à quoi l’expression [une partie du N+modifieur] s’applique : ceci, en effet, c’est déjà du N qui se manifeste à une certaine intensité. Le dialogue suivant en témoigne :

Naïma : Ce que tu vois à Paris est une partie seulement de la beauté qu’il y a en France.

Takeshi : Cette beauté me suffit amplement. Je ne veux aller nulle part ailleurs.

Les noms intensifs réfèrent donc de manière distributive.

Supposons maintenant qu’un nom intensif s’applique séparément à chacune de deux choses. Le nom s’applique alors à ces deux choses considérées ensemble : il réfère cumulativement. Par exemple, si dans une situation on peut parler de la beauté de Paris et de la beauté de Venise, alors on peut parler des deux ensemble comme la beauté de Paris et Venise.


Conclusion : les noms massifs, qu’ils soient concrets ou intensifs, réfèrent distributivement et cumulativement.

Noms comptables

Quelles propriétés sémantiques élémentaires peut-on attribuer aux noms comptables ? Trois grands types de propriété ont été proposés : la référence atomique, la limitation et la dénombrabilité.


Selon des auteurs comme Link (1983), les termes comptables réfèrent de façon atomique : ils ne s’appliquent à aucune partie méréologique d’une entité à laquelle ils s’appliquent. Ainsi, on ne saurait utiliser le nom chat pour référer à une partie du chat, comme sa queue. Cette propriété est satisfaite par les noms comme chat, troupeau et course ; mais pas par les termes comptables comme programme, pensée et graphe – un programme, par exemple, peut avoir d’autres programmes comme parties.

Considérons ensuite la caractérisation en terme de limitation. Pour des chercheurs comme Talmy (1978), le sens d’un nom comptable spécifierait qu’une entité à laquelle il s’applique est limitée. Ainsi, chat s’appliquerait à des entités spécifiées comme limitées. Si elle est satisfaite par les noms comme chat, troupeau et course, cette propriété ne l’est pas par les noms comme ensemble, ligne et entité : ce à quoi ils s’appliquent n’est pas nécessairement limité.


S’il y a quelque chose de spécifique au sens des noms comptables, cela doit donc correspondre à une propriété plus générale. Selon des penseurs comme Griffin (1977), le sens d’un nom comptable est tel que ce à quoi il s’applique peut être dénombré. Considérons un nom comptable comme réel (i.e. nombre réel). Comme on le sait, les réels ne sont pas dénombrables. Le mieux que l’on puisse faire ici consisterait à dire que nous pouvons, dans certains cas, compter certains réels isolés, par exemple, le nombre de réels qui sont solution d’une équation particulière. Mais ceci viderait le critère de dénombrabilité de tout contenu utile. En effet, nous pouvons aussi bien compter le nombre d’instances d’eau remplissant une bouteille et présentes dans une pièce donnée. S’il y a trois bouteilles dans la pièce, trois instances d’eau seront ainsi comptées. Puisque nous cherchons à identifier une propriété spécifique aux noms comptables, il nous faut donc revenir à notre compréhension première de la dénombrabilité. Et reconnaître que l’hypothèse selon laquelle le sens d’un nom comptable est tel que ce à quoi il s’applique peut être dénombré a des exceptions, comme réel, mais aussi ligne, disque, plan, etc.


En fait, quand on considère dans toute leur variété les types d’entité que les noms comptables peuvent désigner, on s’aperçoit que l’intuition derrière le réquisit de dénombrabilité ne correspond à rien de plus que la condition grammaticale suivante : le sens d’un nom comptable N spécifie ce à quoi les expressions linguistiques un N et des N s’appliquent.

Mais même ceci s’avère trop fort. Le sens d’un nom comptable comme entité ou chose ne spécifie pas une fois pour toute ce que c’est qu’un N – au contraire, ce qui compte pour un N dépend du contexte. Nicolas (2002) en conclut que la sémantique des noms comptables impose des conditions en réalité extrêmement sous-spécifiées : interpréter un nom comptable en contexte requiert de savoir ce qui compte pour un N et ce qui compte pour des N.

Liens entre leurs propriétés

Y a-t-il des liens entre ces propriétés sémantiques élémentaires des noms massifs et comptables ? Oui, en partie. Les noms comptables admettent le contraste singulier / pluriel. L’emploi d’un nom comptable implique donc de spécifier ce qui compte pour un N. Du coup, si un nom comptable au singulier s’applique à chacune de deux choses, seule sa contrepartie au pluriel s’appliquera à ces choses considérées ensemble. A l’inverse, un nom massif a un nombre grammatical invariable. Il s’applique donc de la même manière à chacune de deux choses et à ces choses considérées ensemble : il réfère cumulativement.

Remarquons d’ailleurs qu’un nom comptable au pluriel se comporte de la même manière qu’un nom massif. Il est « invariable », dans la mesure où il ne saurait être pluralisé une nouvelle fois, et il réfère de façon distributive et cumulative. Si le zoo de Sidney cède une partie de ses animaux au zoo de Melbourne, ce qu’il cède, ce sont des animaux ; et les animaux de Sidney et ceux de Melbourne peuvent être considérés ensemble, et désignés comme les animaux des zoos de Sidney et Melbourne.

Interprétation des énoncés

Comment ce qui précède est-il relié aux interprétations des énoncés où figurent noms massifs et noms comptables ? Nous venons de présenter certaines propriétés sémantiques élémentaires de ces noms. Ces propriétés (la référence distributive et cumulative) contraignent la structure de la dénotation des noms massifs et des noms comptables au pluriel. Cette structure joue bien sûr un rôle crucial dans la détermination des conditions de vérité des énoncés où ces termes apparaissent.

En particulier, les énoncés où figurent des noms massifs ou des pluriels sont typiquement susceptibles de recevoir différentes interprétations, parmi lesquelles des interprétations collectives et non-collectives (Gillon 1992). Or, les interprétations non-collectives ne sont disponibles qu’à cause de la structure particulière de la dénotation des noms massifs et des pluriels. Montrons le d’abord pour les noms massifs. Soit un énoncé comme : Sur notre site web, la faune du parc a été replacée sur son continent d’origine. Une interprétation possible est collective : la faune provient d’un seul continent. Mais il y a également une interprétation non-collective : la faune du parc provient de différents continents, et la faune issue de chaque continent a été replacée sur son continent d’origine. Or, cette interprétation non-collective n’est disponible que parce qu’une partie de la faune du parc, c’est toujours ce qu’on peut appeler de la faune. L’interprétation non-collective provient ainsi de la structure particulière de la dénotation des noms massifs, structure qui, à son tour, est liée aux propriétés de référence distributive et référence cumulative. Il en va de même pour les pluriels. Un énoncé comme le suivant admet également des interprétations collectives et non-collectives : Sur notre site web, les animaux du parc ont été replacés sur leur continent d’origine. Une explication unifiée de ces interprétations, qui vaille aussi bien pour les massifs que les pluriels, apparaît donc comme nécessaire. C’est pour les pluriels que le plus de modèles ont été proposés3. Nous renvoyons donc le lecteur intéressé par ces questions à l’article de ce dictionnaire consacré aux pluriels, ou au cours sur les pluriels disponible à cette adresse.

Signalons enfin que les noms massifs et comptables reçoivent également des interprétations génériques. Des énoncés comme L’or est un métal / Les chiens sont des mammifères expriment quelque chose concernant l’or en général et les chiens en général. Diverses théories cherchent à en rendre compte4, tout en expliquant également l’existence des interprétations « existentielles », c’est-à-dire des interprétations qui concernent des exemplaires particuliers de la catégorie dénotée par le nom (L’or a été volé ! Les chiens ont disparu !). Le lecteur se reportera à l’article sur la généricité pour plus de détails.

Notes

1 Cf. par exemple Kleiber (1990) pour le français, Krifka (1991) pour l’allemand, Gillon (1992) pour l’anglais, et Chierchia (1998) pour l’italien.

2 Nous présentons ici la position la plus communément acceptée concernant la place de la distinction massif / comptable dans la langue. D’autres positions sont possibles, cf. Pelletier & Schubert (1989) et Nicolas (2002 : ch. 1).

3 Cf. notamment Link (1983), Landman (1989), Gillon (1992).

4 Par exemple, Carlson (1977) et Gillon (1990), qui ont des conceptions opposées.

Références

Carlson, G. (1977). A unified analysis of the English bare plural. Linguistics and philosophy 1 : 413-457.

Cheng, C.-Y. (1973). Response to Moravscik. In J. Hintikka et al. (ed.), Approaches to natural language, 286-288. Dordrecht : D. Reidel Publishing Company.

Chierchia, G. (1998). Reference to kinds across languages. Natural language semantics 6 : 339-405.

David, J., Kleiber, G. (dir.). (1989). Termes massifs et termes comptables. Paris : Editions Klincksieck.

Gillon, B. S. (1990). Bare plurals as plural indefinite noun phrases. In H. E. Kyburg, Jr. et al. (eds.), Knowledge representation and defeasible reasoning, 119-166. Kluwer Academic Publishers.

Gillon, B. S. (1992). Towards a common semantics for English count and mass nouns. Linguistics and philosophy 15 : 597-639.

Griffin, N. (1977). Relative identity. Oxford : Oxford University Press.

Kleiber, G. (1990). L'article LE générique. La généricité sur le mode massif. Genève : Librairie Droz.

Krifka, M. (1991). Massennomina. In A. von Stechow, D. Wunderlich (eds.), Semantics, an international handbook of contemporary research, 399-417. Berlin : de Gruyter.

Landman, F. (1989). Groups I. Linguistics and philosophy 12 : 559-606.

Link, G. (1983). The logical analysis of plurals and mass terms. In R. Bäuerle, C. Schwarze, A. von Stechow (eds.), Meaning, use and interpretation in language, 302-323. Berlin : Mouton de Gruyter.

Nicolas, D. (2002). La distinction entre noms massifs et noms comptables. Aspects linguistiques et conceptuels. Louvain : Peeters.

Pelletier, J. F., L. K. Schubert. (1989). Mass expressions. In D. Gabbay, F. Guenthner (eds.), Handbook of philosophical logic, 327-407. D. Reidel Publishing Company.

Quine, W. V. (1960). Word and object. Cambridge : MIT Press.

Simons, P. (1987). Parts : a study in ontology. Oxford : Oxford University Press.

Talmy, L. (1978). The relation of grammar to cognition. Repris dans B. Rudzka-Ostyn (ed.) (1988), Topics in cognitive linguistics, 165-207. Amsterdam : John Benjamins Publishing Co.