Pluriactionnalité

De Sémanticlopédie
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par Brenda Laca

Le terme “pluriactionnel" (angl. pluractional) a été introduit par P. Newman dans les années 80 pour décrire la morphologie verbale de certaines langues d’Afrique ; des phénomènes analogues étaient depuis longtemps bien connus dans certaines langues amérindiennes, souvent sous le terme de “marqueurs distributifs". Ce sont les études récentes sur la sémantique du pluriel qui ont attiré l’attention sur l’importance du phénomène des marqueurs pluriactionnels, caractérisés informellement par Lasersohn (1995) comme suit :

“Pluractionals markers attach to the verb to indicate a multiplicity of actions, whether involving multiple participants, times or locations […] We seem to have an analog in the domain of events to the more familiar phenomenon of plurality in the domain of individuals“ (Lasersohn 1995: 240).

L’intérêt porté au phénomène relève du fait qu’il suggère un parallèle de plus entre le domaine nominal et le domaine verbal, confortant ainsi l’idée de base des sémantiques événementielles, selon laquelle les verbes dénotent des ensembles d’événements, tout comme les noms dénotent des ensembles d’objets. Nous savons, cependant, que la notion d’événement pluriel – et son pendant, celle d’événement singulier – est infinimment plus complexe que celle d’individu ou objet pluriel : elle est reliée à la fois au temps, à la localisation spatiale et à l’identité ou non identité des participants.

Depuis la thèse de Lasersohn, il y a de plus en plus de travaux d’inspiration formelle qui s’attachent à décrire les marqueurs de pluriactionnalité dans les langues qui possèdent una morphologie “pluriactionnelle" (Ojeda 1998, Collins 2001, Yu 2003, Van Geenhoven 2004, 2005). C’est le cas, p. ex., du tchechène, qui utilise une forme particulière du radical verbal pour marquer, entre autres, les lectures fréquentatives et les lectures distributives d’un argument “interne" (Yu 2003), ou du ‡hoan, qui utilise plusieurs formes (particules, affixes, reduplication, changements du radical) pour marquer la distribution des sous-événements d’un événement global sur plusieurs localisations spatiales, la repetition d’un événement, ou les lectures distributives d’un argument (thème ou agent) (Collins 2001).

Certaines extensions de la notion de pluriactionnalité visent à rendre compte d’un ensemble croissant de phénomènes aspectuels, en particulier :

  1. certains types de modification de l’aspect lexical, comme par ex. les marqueurs aspectuels associés dans les grammaires descriptives à des étiquettes comme ‘fréquentatif’, ‘graduel’, ‘habituel’, etc. ;
  2. certains effets interprétatifs de “coercion" – notamment les interprétations itératives des verbes déclenchées pour ‘sauver’ une combinaison sémantiquement déviante ou exclue par les connaissances du monde, comme dans l’interprétation la plus plausible de Pierre a dormi sur la terrasse pendant tout le mois d’août ;
  3. la sémantique d’un sous-ensemble d’expressions adverbiales de quantité ou de quantification, en particulier les adverbes de fréquence à lecture non-relationnelle, comme de temps à autre, à plusieurs reprises, etc.

Nous ne possédons pas encore, à peu d’exceptions près, de descriptions suffisamment précises de tous les aspects pertinents des versions “non-indoeuropéennes" de la pluriactionnalité, dont les caractéristiques constantes et les paramètres de variation restent à explorer en détail (pour un aperçu typologique de la question, voir Cusic 1981, Dressler 1968).

Pour ce qui est des extensions de la notion à des phénomènes aspectuels dans des langues mieux connues, il faut bien souligner qu’il s’agit là d’un type particulier de pluriactionnalité, que nous appellerons temporelle, car dans tous les cas elle exige que l’intervalle dont on prédique le pluriactionnel (bref, l’intervalle du pluriactionnel) comprenne plusieurs sous-intervalles successifs disjoints auxquels s’applique le verbe ou la description formée par le verbe et ses arguments (bref, plusieurs intervalles-V). La pluriactionnalité temporelle pose donc des conditions sur la distribution des intervalles-V dans l’intervalle du pluriactionnel. La pluriactionnalité “exotique", quant à elle, n’est pas nécessairement temporelle dans le sens que nous venons de définir. P. ex., un des marqueurs pluriactionnels du ‡hoan décrit par Collins (2001: 471) semble ne pas exiger que les événements soient temporellement disjoints : il pourrait être utilisé pour décrire une situation dans laquelle trois personnes frappent une quatrième, chacune avec un baton différent, mais de façon simultanée, c.-à-d. sans qu’il y ait des sous-intervalles disjoints. De même, la forme pluriactionnelle du verbe tchèchène (obtenue par alternance vocalique du radical) ne semble pas exiger, en présence d’un argument pluriel, que les événements “distribués" sur des parties individuelles de cet argument soient temporellement disjoints (Yu 2003 : 316). En revanche, les marqueurs pluriactionnels du groenlandais occidental, décrits en détail par Van Geenhoven (2004, 2005), exigent toujours une pluralité de sous-intervalles disjoints.

Van Geenhoven (2005) propose de saisir la pluriactionnalité temporelle en définissant des opérateurs qui s’attachent au verbe et contribuent des conditions de vérité déterminant comment les intervalles-V doivent être distribués sur l’intervalle du pluriactionnel (avec ou sans des hiatus, c.-à-d. des intervalles non-V, avec ou sans conditions sur la fréquence élévée ou petite, etc). Van Geenhoven (2004) constate également des interactions complexes entre les marqueurs pluriactionnels et les arguments, qui suivent le schéma suivant : les marqueurs ne sont pas à même de “multiplier" des arguments singuliers, mais ils peuvent établir des correspondances distributives entre les sous-intervalles et des “parties individuelles" d’un participant pluriel, à condition que celui-ci soit dénoté par une expression à référence cumulative et atomique. Un parallèle en français pourrait être l’inacceptabilité de *Il a beaucoup tué un lapin : une interprétation possible pour le beaucoup adverbial avec des prédicats d’événement est précisement celle de donner une mesure des répétitions de l’événement, mais tuer est un “once-only event", et l’absurdité de l’exemple dérive du fait que l’itération de tuer n’est pas à même de multiplier la dénotation de l’expression un lapin. Cela contraste avec l’acceptabilité de Il a beaucoup tué de(s) lapins : le pluriel en de(s) étant une expression cumulative et atomique, il est possible d’associer des parties individuelles de sa dénotation (des groupes de lapins, jusqu’à des lapins individuels) à des intervalles-tuer distincts.

Le test de choix pour la pluriactionnalité temporelle est l’incompatibilité avec des expressions adverbiales qui nient l’existence d’intervalles-V disjoints, comme p. ex. simultanément, en même temps, ou qui assertent l’indivisibilité de l’intervalle du pluriactionnel, comme d’un coup, (tout) d’une traite, etc. C’est en grand mesure sur ce test qui se fondent certaines extensions de la notion de pluriactionnalité. Ainsi, Filip & Carlson (2001) s’en servent pour étendre cette notion au traitement des préfixes d’Aktionsart “distributive" et “cumulative" en tchèque, dont ils explorent l’interaction avec la “force" des lectures réciproques. Le distributif PO- transforme un verbe en un prédicat décrivant un événement pluriel, dont les sous-événements sont distribués sur les parties d’un participant pluriel et sur des intervalles ou des localisations différentes. Ainsi, l’exemple (1) exige qu’il y ait plusieurs sousévénements de cacher un ou des billet(s) de banque, possiblement à plusieurs endroits sous le matelas, et que ces sous-événements ne soient pas entièrement simultanés, comme le montre l’inacceptabilité de l’adverbe najednou :

1. PO-schovalP bankovky [??najednou] pod matrací .
PO-hide.PAST.3SG banknote.PL.ACC all at once under mattress
‘He hid (all) the banknotes [??all at once] underneath a mattress’ [= Carlson/Filip 2001 (5c)]
‘Il a caché (tous) les billets [??tout d’un coup] sous un matelas’

De même, Laca (2004, 2005) tire argument de l’incompatibilité avec des expressions comme (tout) d’une traite pour analyser les périphrases aspectuelles romanes correspondants au français aller +(en)+Gérondif comme des opérateurs pluriactionnels fréquentatifs et incrémentals. Ces périphrases, qui sont plus productives en italien et dans les langues ibéro-romanes, exigent une pluralité d’intervalles-V distribués sur l’intervalle de la périphrase. Ainsi, l’exemple (2) exige, tout comme (1) qu’il y ait plusieurs sous-événements non-simultanés de raconter sa vie et est incompatible avec l’adverbial de un tirón “d’une traite".

2. Me anduvo contando su vida [#de un tirón].
Me marcher. PAST.3SG racontant sa vie [d’une traite]
‘Il/Elle a passé un certain temps à me raconter sa vie (par bribes)’

Les extensions les plus importantes de la notion de pluriactionnalité temporelle ont été proposées par Van Geenhoven (2004). Dans son analyse, les lectures fréquentatives produites par la combination d’un adverbial de mesure temporelle (pendant X temps) avec un achèvement, par exemple, résultent de l’insertion optionnelle d’un opérateur pluriactionnel silencieux FREQ au niveau du V. L’exemple (3), qui n’est interprétable qu’en supposant que la balle en question a été renvoyée dans le lac à plusieurs reprises, semble avoir des conditions de vérité tout à fait parallèles à celles exprimés de façon explicite et obligatorie par le marqueur fréquentatif du groenlandais :

3. Pierre a renvoyé une balle de golf dans le lac pendant toute la matinée.
Pierre a FREQ-renvoyé une balle de golf....

Ce type d’analyse d’un effet interprétatif rappelle l’introduction d’opérateurs silencieux pour expliquer les phénomènes de coercion qu’a proposé de Swart (1998). En effet, cet auteur suppose que les effets de coercion doivent être expliqués par l’existence d’opérateurs aspectuels cachés qui sont susceptibles d’une définition sémantique précise pouvant correspondre à celle des opérateurs aspectuels morphologiquement visibles (affixes, constructions périphrastiques, etc.). Van Geenhoven suggère également que les adverbes de fréquence, plus précisement une sous-classe de ces adverbes — qui coïncide en gros avec celle des adverbes qui ne donnent jamais lieu à des lectures “relationnelles" de quantification restreinte, comme de temps à autre, de façon répétée, (voir Doetjes 2002) — sont à traiter comme des pluriactionnels qui, à la différence des pluriactionnels affixaux ou silencieux, peuvent se combiner soit avec le verbe, soit avec le groupe verbal tout entier.

Seules des descriptions plus précises de la pluriactionnalité temporelle dans les langues non-indoeuropéennes pourront déterminer jusqu’à quel point ces extensions de la notion de pluriactionnalité sont justifiées. Il semble cependant que la plupart des phénomènes énumérés (à l’exception, probablement, des préfixes slaves en question) partagent deux propriétés centrales : (1) leurs conditions de vérité stipulent comment les intervalles-V doivent être distribués sur l’intervalle global ; (2) l’output de la pluriactionnalité est un prédicat d’événement/ d’intervalle qui est S-cumulatif au sens de Rothstein 2004 (dans la mesure où la somme de deux pluriactionnels est un événement singulier qui se trouve aussi dans l’extension du pluriactionnel, sous condition d’adjacence temporelle et identité des arguments). Le produit d’un pluriactionnel est donc atélique (Yu 2003, Van Geenhoven 2002, 2004, Laca 2004), bien que l’application d’un “point de vue" aspectuel perfectif à un pluriactionnel puisse avoir pour résultat final une structure télique (Yu 2003, Laca 2004).

La pluriactionnalité temporelle peut être analysée soit dans le cadre d’une sémantique d’événements (néo-)davidsonniene, soit dans le cadre d’une sémantique d’intervalles. L’analyse esquissée par Lasersohn (1995) est formulée dans un cadre événementiel, celle de Van Geenhoven (2002, 2004) dans un cadre d’intervalles. Elle ne permet pas de trancher vraiment entre ces deux approches, qui s’avèrent être largement équivalents dans ce cas (la notion primitive de “V AT t" en sémantique d’intervalles peut être traduite par la notion de “trace temporelle" d’un événement, et viceversa). Il en va tout autrement de la pluriactionnalité non-temporelle, qui ne pose pas de conditions sur la distribution des intervalles ou des événements-V sur l’intervalle global, mais qui pose des conditions sur la distribution des événements par rapport aux “parties individuelles" d’un participant pluriel. Le traitement des lectures distributives et cumulatives des expressions nominales plurielles dû à Landman (1996, 2000) exige, en effet, que ces lectures soient associées à des versions pluralisées des verbes (et des rôles thématiques) et partant à des sommes d’événements qui sont distincts en raison de la non-identité des participants, et non pas en raison de la non-identité de leur traces temporelles. Il est fort probable que ce type de pluriactionnalité non-temporelle, qui sous-tend les effets de distributivité, joue un rôle important dans les pluriactionnels “exotiques", ainsi que dans le fait bien attesté que certains marqueurs pluriactionnels finissent par devenir des marques de pluralité nominale (Mithun 1988).

Références

  • Abeillé, A. & al. (2004) Adverbs and Quantification . In : F. Corblin/ H. de Swart (eds) Handbook of French semantics, Stanford. CSLI Publications.
  • Collins, C. (2001) Aspects of Plurality in ‡Hoan, Language 77 (3). 456-475.
  • Cusic, D. (1981) Verbal plurality and Aspect. PhD Dissertation. Stanford University.
  • Doetjes, J. (2002). ‘Two properties, four types. A classification of adverbs of quantity.’ Ms. University of Utrecht.
  • Dressler, W. (1968) Studien zur verbalen Pluralität : Iterativum, Distributivum, Durativum, Intensivum in der allgemeinen Grammatik, im Lateinischen und Hethitischen. Wien.
  • Filip, H. & Carlson, G. (2001) Distributivity strengthens reciprocity, collectivity weakens it. Linguistics & Philosophy, 24. 417-466.
  • Kleiber, G. (1987). Du côté de la référence verbale : les phrases habituelles. Berne. P. Lang
  • Laca, B. (2004) Progressives, pluractionals and the domains of aspect. Domain(e)s. Proceedings of the Journées d’Etudes de Linguistique, Université de Nantes. Mai 2004.
  • Laca, B. (2005) Indefinites, quantifiers, and pluractionals. What scope effects tell us about event pluralities. (à par. dans Proceedings of the International Conference on Indefinites and Weak Quantifiers, Bruxelles. Janvier 2005.
  • Landman, F. (1996), Plurality, In : Sh. Lappin (ed) The Handbook of Contemporary Semantic Theory, Oxford : Blackwell. 425-457.
  • Landman, F. (2000) Events and Plurality. Dordrecht. Kluwer.
  • Lasersohn, P. (1995) Plurality, conjunction and events. Dordrecht. Kluwer.
  • Mithun, M. (1988) Lexical categories and the evolution of number marking, in : Hammond, M. & Noonan, M. (eds) Theoretical morphology. Approaches in modern linguistics. New York, Academic Press. 211-233.
  • Newman, P. (1990) Nominal and verbal plurality in Chadic. Foris. Dordrecht.
  • Ojeda, A. (1998) The Semantics of Collectives and Distributives in Papago, Natural Language Semantics 6, 245-270.
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  • de Swart, H. (1998). Aspect Shift and Coercion. Natural Language and Linguistic Theory 16. 347-385.
  • Van Geenhoven, V. (2004) For-adverbials, frequentative aspect, and pluractionality. Natural Language Semantics12.135-190.
  • Van Geenhoven, V. (2005) Atelicity, pluractionality and adverbial quantification, in : Verkuyl, H. & al. (eds) Perspectives on aspect. Dordrecht. Kluwer
  • Yu, Alan (2003) Pluractionality in Chechen, Natural Language Semantics 11. 289-321.