Opaque / transparent

De Sémanticlopédie
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par Claire Beyssade


Contextes opaques / transparent

Frege, dans “Sens et dénotation", distingue référence ordinaire et référence indirecte. Il montre que dans certains contextes, un terme ne prend pas sa référence ordinaire, mais une référence qu'il qualifie d'indirecte. En fait, Frege ne définit pas la référence indirecte en elle-même, mais cherche plutôt à caractériser les contextes dans lesquels elle apparaît. Traditionnellement, les logiciens opposent les contextes opaques ou obliques aux contextes dits transparents : cette opposition trouve son origine dans une réflexion sur la validité de la substitution d'expressions coréférentielles salva veritate et sur la règle de généralisation existentielle.


La substitution des expressions co-référentielles

A l'origine, les logiciens parlaient de contextes opaques, voire de positions opaques : ils faisaient allusion aux contextes dans lesquels la substitution pouvait entraîner un changement de valeur de vérité. Au coeur de la problématique de l'opacité se trouve donc le principe de substituabilité des identiques, attribuable à Leibniz, selon lequel sont identiques des termes dont l'un peut être substitué à l'autre sans affecter la vérité des propositions dans lesquelles ils figurent. Ce n'est pas sur la relation d'identité elle-même que se développe la réflexion, mais sur la non-substituabilité salva veritate de termes coréférentiels (cf (1)), ou de prédicats coextensifs (cf (2)). Au nombre des exemples qui jettent le doute sur ce principe, on trouve les énoncés de croyance.

(1) a. Jean croit que la somme des angles d'un triangle vaut deux droits.
b. Jean croit que la dérivée du sinus est la fonction cosinus.

Si les propositions sont réductibles à leur valeur de vérité, tous les théorèmes sont alors équivalents. Ils devraient donc tous être substituables les uns aux autres dans un même énoncé sans que sa valeur de vérité soit changée. Pourtant, il est évident que quelqu'un peut croire une proposition vraie sans croire toutes les autres propositions vraies, et notamment (1a) peut être vraie et (1b) fausse.

Par ailleurs, des expressions synonymes comme “bipède sans plumes" et “homme", qui sont coextensives, devraient être substituables l'une à l'autre. Pourtant, comme l'a souligné Russell, on est en droit de croire (2a) et non (2b).

(2) a. Certains bipèdes sans plume ne sont pas des hommes.
b. Certains hommes ne sont pas des hommes.

Les contextes qui mettent en échec le principe de substituabilité des identiques sont dits obliques ou indirects selon Frege, opaques chez Quine. Et à travers ce principe d'extensionalité, c'est le principe d'atomicité1, appelé aussi principe de compositionalité, qui est atteint. La question qui surgit est de savoir quelle est l'analyse correcte des expressions du type “A croit que p", et en quel sens, s'il en est, “p" se présente dans “A croit que p"2. La solution proposée par Frege consiste à postuler qu'en plus de leur dénotation, les expressions bien formées ont un sens.

La règle de généralisation existentielle

Les contextes opaques ont comme autre caractéristique de restreindre la règle de généralisation existentielle. Ce point, bien que lié à la question de la substituabilité, est plus précis, puisqu'il s'agit de substituer une variable liée à un terme ou vice versa. En logique classique, si p est un prédicat unaire et t un terme, de (3a), on peut déduire (3b). Cela correspond à l'introduction du quantificateur existentiel.

(3) a. p(t) b. x p(x).

On ne peut pas appliquer la généralisation existentielle à travers un contexte opaque, et déduire (4b) de (4a) :

(4) a. a sait p(t) b. x a sait p(x).

Le problème est double. Il porte d'une part sur l'analyse des verbes d'attitude propositionnelle. Traditionnellement, on considère qu'un verbe comme savoir met en relation un individu, a, celui qui sait, et une proposition P, analysée en un prédicat et un terme en (3) et (4). La question qui se pose est donc celle de la bonne formation de (4b), qui établit une relation entre un individu et, non pas une proposition, mais une formule ouverte, p(x).

Cette question rebondit sur celle — peu étudiée dans la littérature — de la formalisation de “savoir qui". En effet, traditionnellement, on traduit (4b) par (5) :

(5) a sait qui a la propriété p

Le problème est que, si l'on considère que la règle de généralisation existentielle est valide dans les contextes opaques, alors on légitime la déduction de (6b) à partir de (6a), puisque les formes logiques associées à (6)a et b sont respectivement (7) a et b.

(6) a. Jean sait que le président de la République est le président de la République.
b. Jean sait qui est le président de la République.
(7) a. Jean sait P-d-R = P-d-R
b. x Jean sait x = P-d-R

Il apparaît donc nécessaire de contrôler la quantification dans les contextes opaques, et de s'interroger sur son sens. De nombreux philosophes et logiciens, notamment Quine [56], Hintikka [69], Kaplan [69], Konolige [86], ont étudié et discuté la possibilité de quantifier dans les contextes opaques.

Lectures opaques vs transparentes

Tous les travaux des philosophes et logiciens ont en commun d'opposer les contextes opaques aux autres contextes, et de chercher à contrôler les substitutions et la quantification dans les contextes opaques. Quand on passe de la logique à la linguistique, la problématique se déplace. Du point de vue linguistique, le problème de l'opacité devient un problème d'ambiguïté et la question de la substituabilité passe au second plan. Il ne s'agit pas de savoir si l'on peut remplacer une expression par une autre dans un énoncé, mais plutôt de préciser qui prend en charge une expression donnée dans un énoncé, et en particulier, à qui sont imputables les descriptions employées dans un certain type de contextes. En fait, il y a un déplacement de l'idée de contextes opaques à celles de lectures opaques.

La problématique linguistique de l'opacité trouve donc son origine dans l'étude des descriptions définies, et plus précisément de l'interprétation des descriptions définies dans un certain type de contextes : l'opacité est présentée comme une propriété de la description définie employée dans des contextes ayant précisément pour effet “d'opacifier" la construction de la référence de cette description définie. L'exemple (8) illustre l'ambiguïté. La mise en contexte (9) permet de lever cette ambiguïté :

(8) Jeanne veut épouser l'instituteur.
(9) a. Jeanne veut épouser l'instituteur, mais elle croit qu'il est garde-champêtre
b.

exemples à reprendre

Par définition, on parle de lecture opaque lorsque la description est attribuable au sujet du verbe d'attitude propositionnelle, et de lecture transparente lorsque la description est attribuable au locuteur. Il s'agit bien ici, comme en logique, d'une opposition binaire, opaque vs transparent. Mais il faut souligner qu'il y a un glissement des contextes opaques ou transparents, aux lectures opaques ou transparentes.

On le voit, la perspective linguistique se démarque de la perspective logique. C'est la question de l'ambiguïté qui est au coeur du débat. Sur le plan linguistique, seuls présentent un intérêt les contextes susceptibles de faire naître une ambiguïté, donc les contextes opaques. Dans un contexte transparent comme (10), la description définie ne peut recevoir qu'une seule interprétation : le locuteur prend à sa charge cette description définie.

(10) Jeanne a épousé l'instituteur.

Il faut donc distinguer soigneusement contexte opaque vs transparent et lecture opaque vs transparente. On pourrait croire que ce n'est que dans les contextes opaques que l'ambiguïté entre lecture opaque et lecture transparente peut apparaître.

Contexte :              opaque                      transparent
Lecture :        opaque         transparente        transparente

Mais il semble que la question soit plus complexe quand on regarde les données des langues narturelles. Un adjectif comme prétendu ou soi-disant, l'usage de guillements ou même seulement une intonation spécifique peuvent générer une lecture opaque, en l'absence de verbes d'attitude propositionnelles :

(11) a. Jeanne a épousé le prétendu instituteur.
b.

On ne peut donc pas réduire l'ambiguïté opaques / transparents aux seuls contextes opaques. Le shéma général est alors le suivant :

Contexte :             opaque                             transparent
Lecture :       opaque         transparente        opaque                 transparente

En fait, alors que les logiciens parlent de contextes opaques, les linguistes emploient souvent le terme opacifiant, pour qualifier les contextes ou les marques linguistiques susceptibles de générer une lecture opaque. On notera que l'opposition entre lecture opaque et lecture transparente recouvre l'opposition définie à l'époque médiévale entre lecture de re et lecture de dicto.

Références

Textes fondamentaux :

  • Abbott, Barbara, 2000. Attributive, referential, de dicto and de re, ms.
  • Donnellan, Keith S. 1966. Reference and Definite Descriptions. Philosophical Review 75, 281-304.
  • Frege, Gottlob. 1892 Sens et dénotation, dans Ecrits logiques et philosophiques, 102-126, Seuil, 1971.
  • Galmiche, Michel, 1983. Les ambiguités référentielles ou les pièges de la référence, Langue française, n°57, pp.60-86.
  • Hintikka J., 1987b, Is Scope a viable Concept in Semantics? dans ESCOL 86, Proceedings of the third Eastern States Conference on Linguistics (Columbus, Oh., FSCOL),p. 259-270.
  • Hintikka J., I974, Quantifiers vs quantification theory, Linguistic Inquiry 5, p. I53-177.
  • Hintikka J., I976, The Semantics of Questions and the Questions of Semantics, Acta philosophica fennica, 28-4, Helsinki, Philosophical Society of Finland.
  • Kripke, Saul A, 1977, Speaker's reference and semantic reference. In Peter A. French, Theodore E. Uehling & Howard K. Wettstein, eds, Midwest Studies in Philosophy, volume II, Morris, MN: University of Minesota, 255-276.
  • Kripke, Saul A, 1980, Naming and Necessity, Harvard.
  • Montague, R., 1973. The proper treatment of quantification in ordinary English. In K. J. J. Hintikka, J. M. E. Moravcsik, & P. Suppes (eds), Approaches to Natural Language, pp. 221-242. Reidel, Dordrecht.
  • Partee, Barbara, 1986.
  • Quine, W. V. O. 1960. Word and object. Cambridge, Mass.: MIT Press.
  • Russell, Bertrand. 1905. On denoting. Mind 14, 479-493.
  • Zimmermann, E. 1993. On the proper treatment of opacity in certain verbs. Natural Language Semantics 1:149-179.

Autres lectures :

  • Burge, Tyler. 1977. Belief de re. Journal of Philosophy 74, 338-362.
  • Kaplan, David. 1978. Dthat. In Peter Cole, ed., Syntax and Semantics, vol. 9: Pragmatics. New York: Academic Press, 221-243.
  • Larson, Richard & Gabriel Segal. 1995. Definite descriptions. In Knowledge of meaning: An introduction to semantic theory. Cambridge, MA: MIT Press, 319-359.

Notes

1 Le principe d'atomicité est formulé par Wittgenstein dans le Tractatus 2.0201. On l'appelle aussi principe de compositionalité.

2 On considère par souci de simplicité ici que la croyance est une attitude propositionnelle paradigmatique.