Portée

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par Claire Beyssade

Portée

Le terme de portée est utilisé en linguistique pour désigner le domaine sur lequel un opérateur fait effet. On parle en particulier de la portée de la négation, des quantificateurs, de la coordination, des mots interrogatifs, des opérateurs temporels et modaux...

Pour distinguer par exemple les trois interprétations de la phrase (1), on dit qu'en (2)a, la négation a portée sur tout le reste de la phrase, alors qu'en (2)b, elle porte sur Marie et en (2)c sur hier.

(1) Je n'ai pas vu Marie hier.
(2) a. Il est faux que j'aie vu Marie hier.
b. Ce n'est pas Marie que j'ai vue hier.
c. Ce n'est pas hier que j'ai vu Marie.

Pour rendre compte du contraste entre négation de phrase et négation de constituant, on cite souvent l'exemple (3) dû à Russell, et les deux interprétations (4)a et b qui lui sont associées :

(1) L'actuel roi de France n'est pas chauve.
(2) a. Il est faux que l'actuel roi de France soit chauve.
b. L'actuel roi de France est tel qu'il n'est pas chauve.

Si l'ambiguïté de (3) est une ambiguïté de portée, ce qui est en jeu, ce n'est pas simplement la portée de la négation, mais plus précisément les portées respectives de la négation et de la quantification existentielle, introduite par la description définie l'actuel roi de France1. Ceci apparaît très clairement sur les formules logiques (4')a-b associées respectivement à (4)a-b :

(4') a. ¬(∃x Actuel-Roi-de-France(x) ∧ Chauve(x))
b. ∃x (Actuel-Roi-de-France (x) ∧ ¬Chauve(x))

La co-occurrence de plusieurs opérateurs dans une même phrase peut donc générer des ambiguïtés de portée : il s'agit alors de portée relative. Les exemples (5)-(7) illustrent des cas d'ambiguïté de portée entre temps et modalité, quantification et question, quantification et modalité. Les deux interprétations possibles sont glosées en (5')–(7') :

(5) Il pleuvra nécessairement demain.
(5') a. Il est nécessaire aujourd'hui qu'il pleuve demain.
b. Demain, il sera nécessaire qu'il pleuve.
(6) A qui va-t-on tout donner ?
(6') a. Pour chaque chose, à qui va-t-on la donner ?
b. A quelle personne va-t-on donner le tout ?
(7) Tout le monde peut venir.
(7') a. Chaque personne prise individuellement peut venir.
b. Il est possible que tout le monde vienne ensemble.

Ajoutons l'ambiguïté entre lecture de re / de dicto dans les contextes d'attitudes propositionelles, illustrée par (8), qui s'analyse aussi comme un problème de portée : (8')a correspond à la lecture de dicto : le GN est sous la portée du verbe d'attitude croire, les termes mêmes de la description indéfinie sont attribués à Jean. La lecture de re correspond à la paraphrase (8')b, le GN est analysé comme n'étant pas dans la portée du verbe d'attitude.

(8) Jean croit qu'un étudiant de cette classe a triché.
(8') a. Jean croit que quelqu'un a triché et il croit que c'est un étudiant de cette classe.
b. Il y a un étudiant de cette classe dont Jean croit qu'il a triché.

On ne parle de portée que pour ce qu'on analyse comme un opérateur. Quand une phrase comporte plusieurs opérateurs, se pose alors la question de leur portée respective. On a essayé, en grammaire générative, de rapprocher les notions de portée et de commande, en disant qu'un opérateur a portée sur ce qu'il c-commande. S'il est vrai que dans des exemples comme (9), l'adverbe a portée sur ce qu'il commande, il nous semble important néanmoins de bien garder à l'esprit que les questions de portée relèvent de la sémantique alors que la commande est un phénomène syntaxique. Aussi, contrairement à ce qu'on trouve quelquefois, on n'analysera pas l'ambiguïté de (10) comme une ambiguïté de portée, mais on préférera parler d'attachement syntaxique pour l'adjectif plutôt que de portée de l'adjectif.

(9) Probablement, Jean habite à Paris.
(10) Laissez passer d'abord les enfants et les femmes malades.
(10') a. Laissez passer d'abord les enfants malades et les femmes malades.
b. Laissez passer d'abord les femmes malades et les enfants.

Portée des quantificateurs

Portée large / portée étroite / portée inversée

Pour rendre compte du sens d'une phrase, on peut lui associer une formule du calcul des prédicats. On sait que si Φ est une formule bien forméee, alors ∀x Φ et ∃x Φ le sont aussi et Φ est appelé la portée du quantificateur. Puisque le langage du calcul des prédicats est récursif, rien n'empêche que Φ comporte déjà d'autres quantificateurs. Dans ce cas, ils sont eux-mêmes dans la portée du quantificateur.

Dans le calcul des prédicats, l'ordre dans lequel les quantificateurs apparaissent reflète toujours leur portée, ce qui n'est pas le cas de l'ordre d'apparition des expressions quantifiées dans les langues naturelles comme le français. Ainsi, une phrase comme (11) est ambiguë, à la différence des formules (11') a et b, qui permettent de lever l'ambiguïté de (11).

(11) Tout le monde admire quelqu'un.
(11') a. ∃y ∀x (Humain(y) ∧ (Humain(x) → Admire(x,y)))2
b. ∀x ∃y (Humain(y) ∧ (Humain(x) → Admire(x,y)))

En (11')a, on a interprété la phrase (11) en donnant portée large au quantificateur existentiel et portée étroite au quantificateur universel, et inversement, l'interprétation correspondant à (11')b correspond à une lecture de (11) avec portée large de l'universel et portée étroite de l'existentiel. Les deux interprétations ne sont pas équivalentes. Néanmoins, on doit souligner que l'une implique l'autre — (11)a implique (11)b —, mais pas l'inverse. S'il existe un homme que tout le monde admire, alors tout le monde admire quelqu'un, cet homme-là. En revanche, si tout le monde admire un homme, il peut s'agir pour chacun d'un homme différent et dans ce cas-là, (11)a n'est pas vérifié. En (11)a, l'homme admiré doit être le même pour tous, alors qu'en (11)b, chacun peut admirer un homme différent.

Les ambiguïtés de portée peuvent apparaître dès qu'on a deux quantificateurs distincts (un universel, et un existentiel) dans une même phrase. En revanche, quand il s'agit de deux quantificateurs de même nature, deux universels ou deux existentiels, l'ordre est sans pertinence : on peut bien distinguer deux formes logiques, comme (12') a et b, mais elles ont la même interprétation. La quantification se fait sur un ensemble de paires.

(12) Tout le monde aime tout.
(12') a. ∀x ∀y (Humain(x) → Aime(x,y))
b. ∀y ∀x (Humain(x) → Aime(x,y))

Par ailleurs, la présence de deux quantificateurs de types distincts ne suffit pas à générer une ambiguïté. Il est des cas où l'une des deux interprétations est privilégiée, et même des cas où c'est la seule possible. Les exemples suivants illustrent le cas de lecture par portée inversée, i.e. le cas de phrases dans lesquelles l'interprétation la plus naturelle (cf. (13)a-b), voire la seule possible (cf. (13)c), est celle où la portée ne correspond pas à l'ordre d'apparition des expressions quantifiées, mais inverse cet ordre.

(13) a. Un spécialiste relira chaque papier.
b. Un guide accompagnera chaque visiteur.
c. Il y a une étiquette à côté de chaque assiette.

Des études ont été menées pour essayer de déterminer les facteurs favorisant la lecture par portée inversée. S'il est certain que dans de nombreux cas, des facteurs pragmatiques (connaissances du monde) entrent en ligne de compte, d'autres facteurs plus linguistiques jouent aussi, et notamment le type de dénotation associée à l'expression quantifiée.

Portée et type de dénotation : le cas des indéfinis

Fodor et Sag (1982) ont soutenu que l'ambiguïté d'une phrase comme (11) n'était pas due à la portée relative des deux quantificateurs, mais à l'ambiguïté des GN indéfinis eux-mêmes, qui sont soit quantificationnels, soit référentiels. Selon eux, l'interprétation par portée large de l'indéfini est un effet de la lecture référentielle de l'indéfini. Cependant, leur analyse se heurte aux exemples comme (14)a, compatible avec une lecture par portée intermédiaire de l'indéfini (cf. Farkas (1981), Abusch (1994), Corblin (1997)). Quand on interprète (14)a comme (14)b, l'indéfini a une portée plus large que la phrase minimale à laquelle il appartient, sans pour autant avoir la portée la plus large (comme en (14)c). Ce cas n'est pas prévu par Fodor et Sag : selon eux, un indéfini référentiel ne devrait avoir que la portée la plus large, sa référence ne devrait pas pouvoir être dépendante d'un autre quantificateur.

(14) a. Chaque professeur a récompensé chaque étudiant qui a lu un roman.
b. Chaque professeur a choisi un roman particulier et a récompensé tous les étudiants qui l'ont lu.
c. Il y a un roman, tel que chaque professeur a récompensé chaque étudiant qui l'a lu.

Les lectures intermédiaires sont souvent difficiles à obtenir, mais elles sont rendues plus accessibles quand le nom dépendant est modifié par une relative, dans laquelle un pronom reprend l’expression quantifiée, source de dépendance (cf. Kratzer (1998)). En (15), la présence du pronom il, lié par l’expression quantifiée chaque professeur, rend impossible une lecture par portée large de un livre.

(15) Chaque professeur a récompensé chaque étudiante qui a lu un livre qu’il avait conseillé.

Fodor et Sag sont les premiers à avoir rapproché les effets de portée du type de dénotation des GN. Cette voie d'analyse a été poursuivie depuis, d'autant que Kamp (1981) et Heim (1982) ont proposé de ne plus analyser les indéfinis comme des GN quantifiés, mais comme introduisant des variables d'individu. Dans le cadre des analyses de type DRT, Abusch (1994) a analysé les ambiguïtés de portée de l’indéfini (traduit par une variable) comme une conséquence du mécanisme de clôture existentielle, qui peut s'appliquer à différents domaines syntaxiques, et entre autres au domaine le plus large, à savoir le texte. Reinhart (1997) a proposé une analyse comparable, à cette différence près que le GN indéfini ne se traduit pas par une variable d'individu, mais par une fonction de choix. Plus récemment, Steedman (2003) a proposé d'analyser les GN indéfinis comme des termes de Skolem, ce qui lui permet de réanalyser les effets de portée en termes de dépendance référentielle. L’interprétation par portée large correspond à une lecture non dépendante de l’indéfini, alors que les interprétations par portée intermédiaire et étroite sont des effets de la dépendance du GN indéfini par rapport aux autres GN de la phrase.

Toutes les analyses mentionnées ci-dessus permettent aussi de traiter le cas des donkey sentences. Il s'agit de phrases du type de (16) a et b, dans lesquelles le GN indéfini n'est pas interprété existentiellement, mais universellement ou comme un générique. En DRT, l'indéfini est analysé comme une variable libre, liée soit par des quantificateurs non sélectifs présent dans le discours soit par le mécanisme de clotûre existentielle, et dans les travaux de Steedman il est analysé comme un terme de Skolem, à la fois référentiel et dépendant. Dans les deux cas, le GN indéfini n'est pas analysé comme une expression quantifiée, et du coup, les problèmes qu'il pose ne sont plus des problèmes de portée.

(16) a. Tout fermier qui possède un âne le bât.
b. Si un fermier possède un âne, il le bât.

La portée : une question d'interface entre syntaxe et sémantique

Une question est de représenter les différentes interprétations associées à une phrase comportant plusieurs quantificateurs, une autre est de dériver systématiquement et compositionnellement les représentations correspondant aux différentes interprétations à partir de la forme de surface des phrases.

Pour rendre compte des ambiguïtés de portée, May (1977, 1985) a introduit dans la grammaire la règle de Montée du Quantificateur (Quantifier Raising, notée QR) : un GN quantifié est déplacé de sa position de surface, jusqu'au premier noeud phrastique qui le domine ; dans cette position, l'ordre relatif des deux GN quantifiés n'est pas contraint, d'où l'ambiguïté d'une phrase comme (11) reprise ici sous (17) et l'existence des deux Formes Logiques (17') a et b, correspondant respectivement à (11') a et b.

(17) Tout le monde admire quelqu'un.
(17') a. [s tout le monde x [s quelqu'un y [s ex admire ey]]]
b. [s quelqu'un y [s tout le monde x [s ex admire ey]]]

La règle QR est motivée indépendamment des données interprétatives pour lesquelles on a besoin d'inverser la portée. En effet, au regard de la composition sémantique, les expressions quantifiées sont incompatibles avec une position argumentale. Seuls des constituants qui réfèrent à des entités individuelles (i.e. de type e) peuvent être analysés sémantiquement comme occupant des positions argumentales. Cependant, la position de May (1977, 1985), qui soutient que la règle QR est une règle de mouvement qui a les propriétés caractéristiques du mouvement syntaxique (comme la règle de mouvement wh, qui intervient dans les tours interrogatifs et relatifs) est difficile à défendre. En effet, alors que le mouvement wh est sensible à des contraintes de localité, ainsi qu'à des contraintes sur les positions cibles de la règle, même s'il peut échapper à la localité par des mouvements successifs (cf. (18)a-b)), la règle QR est en revanche strictement locale et ne s'applique qu'à l'intérieur du domaine phrastique (voir (18)c, où un étudiant ne peut pas faire référence à plusieurs étudiants, un pour chaque professeur, mais seulement à un seul étudiant). Par ailleurs, QR, à la différence du mouvement wh, n'est pas sensible aux contraintes d'îles (cf (19)).

(18) a. Quii crois-tu [ei [que Marie a oublié [ei [d'appeler ei]?
b. Qui cet étudiant croit-il [ ei [que Marie admire ei ]]?
c. Un étudiant croit que Marie admire chaque professeur.
(19) a. * Le sujet quei j'ai écrit un livre sur ei t'intéresse.
b. * Quoii a-t-il écrit un livre sur ei?
c. J'ai écrit un livre sur chaque sujet qui t'intéresse.

Dans la grammaire de Montague, c'est la règle appelée quantifying–in qui permet de rendre compte des ambiguïtés de portée. Montague distingue deux arbres de dérivation pour une phrase comme (16). Ou bien l'on combine d'abord le verbe avec son objet et l'on obtient la propriété d'admirer quelqu'un, que l'on combine avec le sujet, ce qui donne la lecture par portée large de l'universel. Ou l'on inverse l'ordre de dérivation, on combine d'abord le verbe avec le sujet, ce qui donne la propriété d'être admiré de tout le monde, que l'on combine alors avec l'objet et on obtient la lecture avec portée large de l'existentiel : il y a quelqu'un qui est admiré de tous. Le contraste entre portée large et étroite est mis en rapport avec le niveau d'enchâssement du quantificateur dans la phrase.

Si les règles QR et quantifying-in sont les plus connues, d'autres mécanismes de calcul de la portée existent, notamment le storage proposé par Cooper (1983) ou le recours à des changements de type à la Hendriks (1993).

Notes

1 On pourrait discuter le fait même qu'une description définie introduise une quantification existentielle. Voir le débat qui oppose Strawson à Russell sur la différence entre assertion et présupposition.

2 Tout le monde et quelqu'un restreignent la quantification à l'ensemble des humains

Références

Textes fondamentaux 
  • Farkas, D., 1981. "Quantifier scope and Syntactic Island", CLS 17, 59-66.
  • Fodor, J. ; Sag, I., 1982. "Referential and Quantificational Indefinites", Linguistics and Philosophy 5 : 355-398.
  • Kratzer, A., 1998. "Scope or Pseudoscope? Are there Widescope Indefinites?", in S. Rothstein (ed.) Events in Grammar, Kluwer, Dordrecht.
  • May, R., 1977. The grammar of quantification, Ph.D. dissertation, MIT, reprrinted by IUC
  • Montague, R., 1973. The proper treatment of quantification in ordinary English. In K. J. J. Hintikka, J. M. E. Moravcsik, & P. Suppes (eds), Approaches to Natural Language, pp. 221-242. Reidel, Dordrecht.
  • Reinhart, T., 1997. "Quantifier Scope. How Labor is Divided between QR and Choice Functions", Linguistics and Philosophy, 20:335-397.
Autres lectures :
  • Abusch, D., 1994. "The Scope of Indefinites", Natural Language Semantics, 2 : 83-136.
  • Cooper, R., 1983. Quantification and syntactic theory, Dordrecht, Reidel.
  • Corblin, F., 1997. "Les indéfinis: variables et quantificateurs" in Langue Française, N°116 : 8-32.
  • Farkas, D., 1997. "Evaluation Indices and Scope", in Szabolcsi, A., (ed), Ways of Scope Taking", Kluwer.
  • Heim, I., 1982. The Semantics of Definite and Indefinite NP,Ph. D.dissertation, University of Massachussetts, Amherst, published in 1989 by Garland, New-York.
  • Hendriks, H., 1993. Studied flexibility. University Amsterdam dissertation.
  • Kamp, H. 1981. A Theory of Truth and Discourse Representation. In J. roenendijk, T.Janssen & M. Stokhof (eds.), Formal Methods in the Study of Language. Mathematical Centre, Amsterdam.
  • Kamp, H. ; Reyle, U., 1993, From Discourse to Logic, Dordrecht, Kluwer.
  • Kratzer, A., 1998. "Scope or Pseudoscope? Are there Widescope Indefinites?", in S. Rothstein (ed.) Events in Grammar, Kluwer, Dordrecht.
  • May, R., 1985. Logical Form : Its Structure and Derivation, MIT Press, Cambridge, Mass.
  • Ruys, E. ,1992. The Scope of Indefinites, Ph. D. Dissertation, University of Utrecht..
  • Steedman, M., 2003. "Scope Alternation and the Syntax Semantics Interface". CSSP 2003
  • Winter, Y., 1997. "Choice Functions and the Scopal Semantics of Indefinites", Linguistics and Philosophy, 20: 399-467.

Mots Clés

  • logique des prédicats,
  • théorie des quantificateurs généralisés,
  • structures tripartites,
  • expression référentielle/quantificationnelle,
  • type e / type ((e,t),t),
  • variable libre/liée.

Renvois Possibles