Existentielle (phrase)

De Sémanticlopédie
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par Claire Beyssade


Les prédicats d'existence

Approches logiques et philosophiques

Les jugements d'existence ont de tout temps posé problème aux philosophes. Comme le montre le caractère contradictoire des jugements existentiels négatifs, l'existence n'est pas une propriété comme une autre :

(1) a. Dieu existe
b. Dieu n'existe pas

La phrase (1)b nie l'existence d'un individu, dont elle présuppose, par l'emploi même du nom propre, l'existence. Quant à la phrase (1)a, elle peut être associée à deux formes logiques très différentes, selon qu'on analyse exister comme un prédicat (cf. (2)a), ou comme un symbole syncatégorématique, comme en (2)b où D est une constante référant à Dieu :

(2) a. existe(D)
b. ∃x (D = x)

Le paradoxe devient encore plus net avec une phrase comme (3), à laquelle il est convenu d'associer la forme logique (3)b. On voit alors qu'on joue sur deux notions ou concepts d'existence : un prédicat d'existence et un symbole logique, le quantificateur existentiel.

(3) a. Il n’y a pas de neige
b. ∃x [neige(x) & ¬ existe(x)]

Aspects linguistiques

On trouve dans la plupart des langues, à coté du prédicat exister, un tour spécifique servant à asserter l'existence : il y a en français, there is/are en anglais. Il n'y a pas de relation de paraphrase systématique entre une phrase construite avec le tour existentiel (cf. (4)a), une phrase contenant le prédicat exister (cf. (4)b), et une phrase copulative (du type de (4)c). Les phrases existentielles, comme les a appelées Jespersen, ont à la fois une syntaxe et une sémantique spécifique.

(4) a. Il y a un avion gris
b. ?? Un avion gris existe
c. ?? Un avion est gris

Kleiber (2001) a montré que l'on ne peut substituer au tour existentiel une phrase copulative du type de (4)c que si le prédicat est spécifiant et localise le sujet de façon externe, comme en (5). Mais il arrive souvent, même dans les cas où le prédicat est spécifiant, que la substitution ne soit pas heureuse (cf. (5)b) :

(5) a. Il y a un homme dans le salon / Un homme est dans le salon
b. Il y a un vase sur la table / ??? Un vase est sur la table

Formaliser les phrases existentielles

Instancier une propriété

Partant d'une remarque de Strawson (1959), qui soutient qu'on peut reconstruire les jugements quantifiés existentiellement comme des propositions de la forme sujet-prédicat, dans lesquelles le sujet est une propriété ou un concept, et le prédicat affirme, ou nie, son instanciation, McNally (1998) renouvelle l'analyse des phrases existentielles. Elle suggère de voir dans le tour existentiel un prédicat d'instanciation, qui prend comme argument un non particulier ou, en d'autres termes, une propriété (cf. (6)). Elle associe donc à une phrase comme (7), la forme logique (8)a qui, après réduction, donne (8)b, puis (8)c :

(6) il y a se traduit par λP [∃xP(x)]
(7) Il y a de la neige
(8) a. λP [∃xP(x)] (λx [neige(x)])
b. ∃x (λy [neige(y)])(x)
c. ∃x neige(x)

Cette analyse permet d'éviter le paradoxe des phrases existentielles négatives, puisqu'à (3)a reprise en (9), on associe la forme logique (10) :

(9) Il n’y a pas de neige
(10) a. ¬ λP [∃xP(x)] (λx [neige(x)])
b. ¬ ∃x [neige(x)]

McNally s'oppose à ceux qui analysent les phrases existentielles comme exprimant une propriété attribuable à des particuliers, i.e. des entités de type e, et considère que le tour existentiel impose une restriction sur le type sémantique de son argument :

(11) Il y a sélectionne un argument de type (e,t).

Prédictions

Cette analyse permet d'expliquer certaines des contraintes qui pèsent sur la distribution des GN dans les tours existentiels. Si les GN indéfinis y apparaissent sans restriction, c'est qu'ils dénotent, a priori, des propriétés et non des individus (cf. Higginbotham (1987), Landman (2004), Dobrovie-Sorin&Laca (2003)).

Quant aux GN quantificationnels, ils en sont exclus, sauf si, comme l'a montré Lumsden (1988), ils quantifient sur des non particuliers, comme par exemple des espèces ou des sortes. En (12)b, on ne quantifie pas sur les livres en tant qu’exemplaires, mais les livres en tant que titres. Cela renvoie à l’opposition connue type vs. token. Un livre-titre est un non particulier au sens où, comme les espèces, il peut présenter à un moment particulier du temps des réalisations différentes en des endroits distincts. Quand la quantification porte sur des non particuliers, on a une forme logique du type de (13), correspondant à (12)a, où la variable X a bien le type attendu, à savoir le type (e,t) :

(12) a. Il y avait toutes sortes de médecins à la réunion
b. Il y avait tous les livres de Beckett dans cette librairie
c. Il y a eu plusieurs types de question à l'examen
(13) ∀X (genre-de-médecin(X)) [ λP [∃x (P(x) & à la réunion(x))] X

On a soutenu qu’une telle analyse ne rendait pas correctement compte des jugements existentiels avec NP non monotone croissant (i.e. monotone décroissant comme en (14)a ou non monotone comme en (14)b). Le problème que posent ces phrases est celui de la borne supérieure : il faut faire en sorte qu'un ensemble d'au plus/exactement dix enfants soit instancié, mais qu'aucun ensemble de cardinalité supérieure ne le soit aussi. Mc Nally offre une solution à ce problème en analysant non pas au plus/ exactement dix comme des cardinaux modifiés, mais au plus/exactement comme des adverbes de phrases.

(14) a. Il y avait au plus dix enfants à la fête
b. Il y avait exactement dix enfants à la fête.

Phrases existentielles et définitude

La contrainte d'indéfinitude

Partant du contraste (15), de nombreux linguistes (a.o. Milsark (1977), Heim (1987)) ont soutenu que les GN définis étaient exclus des tours existentiels et ont cherché à dériver cette contrainte dite contrainte d'indéfinitude de leur analyse.

(15) a. Il y a une table dehors
b. ?? Il y a la table dehors

Plus largement, les phrases existentielles ont servi à distinguer les déterminants faibles des déterminants forts. L'idée sous-jacente est que les déterminants forts sont présuppositionnels, et donc exclus des tours existentiels pour une raison pragmatique : les GN forts seraient exclus des phrases existentielles car asserter l’existence de quelque chose de présupposé serait non informatif. Il s'ensuit que le GN postverbal dans une phrase existentielle doit introduire un référent nouveau, ou nouveau pour l’interlocuteur (cf. Ward and Birner (1995)).

Une ou plusieurs constructions existentielles

L'analyse que propose McNally ne fait aucune prédiction concernant les GN définis dans les tours existentiels. Et si l'on regarde attentivement les données, cela est bienvenu, car on trouve de nombreuses phrases en il y a avec un GN défini. Une étude précise des données (cf. Giry-Schneider (1988), Lambrecht (2002), Dobrovie-Sorin&Beyssade (2004)) conduit en fait à distinguer trois types de phrases existentielles : les phrases proprement existentielles comme (16), événementielles comme (17) et énumératives comme (18).

(16) a. Il y a un chat dehors
b. Il y a un problème
(17) a. Il y a le téléphone qui sonne / a′. ?? Il y a le téléphone
b. Il y a les enfants de la voisine qui jouent dehors
b′. * Il y a les enfants de la voisine qui sont intelligents
(18) Il y a Marie qui viendra, il y a un copain de Jean aussi et sans doute toi

Ces trois constructions sont soumises à des contraintes syntaxiques, sémantiques et prosodiques différentes (cf. Comorovski (1995), Rando & Napoli (1978)). On peut souligner par exemple que la coda est facultative dans les constructions proprement existentielles, obligatoire dans les constructions événementielles et reconstructible contextuellement dans les constructions énumératives. La distinction entre tour proprement existentiel et tour événementiel est assez proche d’une distinction faite par Sasse (1987) entre entity-central et event-central et explique l'incompatibilité des prédicats individual-level avec les tours événementiels (cf (17b′)).

Interprétation existentielle et partitives

Dans le prolongement des travaux sur l'opposition faible/fort, de nombreux auteurs (a.o. Kleiber (2001), van de Velde (2005)) ont distingué les lectures partitives des lectures existentielles des phrases en il y a. Ils ont remarqué que (19)a est ambiguë entre une lecture existentielle et une lecture partitive, à la différence de (19)b et (19)c qui ne peuvent recevoir qu'une lecture existentielle. Kleiber a mis en évidence qu'une des caractéristiques séparant la lecture partitive de la lecture existentielle est la compatibilté avec la généricité. On peut en effet interpréter (19)a comme signifiant qu'il existe une sous-classe de journalistes, constituée de journalistes honnêtes. En ce sens, (19)a est une phrase générique partitive, qui permet de poser l’existence d’une sous-classe générique de N. L’ensemble de départ est la classe ouverte des journalistes et on en prélève une partie.

(19) a. Il y a des journalistes honnêtes
b. Il y a des journalistes dans la salle
c. Il y a des journalistes

Van de Velde a comparé les phrases du type (19)a et (19)b. Selon elle, ce qui les différencie, ce n'est pas la présence ou l'absence d'un complément locatif. On peut en effet considérer qu'en (19)a, on a un locatif implicite (sur terre par exemple). Elle propose au contraire une analyse unifiée des phrases (19) et soutient que dans tous les cas, on localise un élément dans un ensemble : l'ensemble des journalistes en a, l'ensemble de ce qui se trouve dans la salle en b et l'ensemble de ce qui est saillant dans la situation d'énonciation en c. Ce qui distingue les interprétations partitives des interprétations existentielles, c'est la nature de la relation entre l'élément dont on asserte l'existence et l'ensemble dans lequel la localisation est faite : s'il s'agit d'éléments homogènes, alors on a une interprétation partitive, si au contraire les éléments sont hétérogènes, alors on a une lecture existentielle. La différence entre les interprétations dites forte et faible se ramène alors à une différence entre l’introduction d’un objet partiellement prévisible, et celle d’un objet entièrement imprévisible, dans le cadre d’un ensemble de départ.

Conclusion

L'analyse des phrases existentielles a joué un rôle important dans les travaux sur les types de GN et sur la nature des déterminants. Elle a en particulier servi à fonder l'opposition entre déterminants faibles vs forts. Aujourd'hui, l'opposition semble mieux définie en termes de type de dénotation (faible = de type (e,t)), qu'en terme de compatibilité ou non avec le tour existentiel.

Notes

1 Nous transposons au français les analyses qu'elle a proposées pour les phrases anglaises en there be.

Références

Textes fondamentaux :

  • Barwise et Cooper, 1981. Generalized Quantifiers and Natural Language, Linguistics & Philosophy 4(2), 159-218.
  • Heim, I., 1987. Where does the definitness restriction apply ? Evidence from the definitness of Variables. In Reuland and ter Meulen (eds), The Representation of (in)definitness, MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 21-42.
  • Higgings, F. R. 1979, 1973. The Pseudo-Cleft Construction in English. New York : Garland.
  • Milsark, G., 1977. Towards an explanation of certain peculiarities in the existential construction in English. Linguistic Analysis 3, 1-30.
  • Mc Nally, L., 1998. Existential Sentences without Existential Quantification. Linguistic and Philosophy 21, 353-392.
  • Sasse, H.-J., 1987. The Thetic / Categorical Distinction Revisited. Linguistics 25, 511-580.

Autres lectures :

  • Chierchia, G., 2001. A Puzzle about Indefinites, In Carlo Cecchetto, Gennaro Chierchia, and Maria Teresa Guasti, eds. Semantic Interfaces. CSLI, Stanford, 51-89.
  • Comorovski, I., 1995. On quantifier strengh and partitive noun phrases. In E. Bach, E. Jalinek, A. Kratzer, B.H. Partee (eds), Quantification in Natural Languages, Kluwer, 145-177.
  • Corblin, F., 2001. Où situer certains dans une typologie sémantique des groupes nominaux ? In Kleiber, Laca & Tasmovski, Tupologie des groupes nominaux, 99-117.
  • Dobrovie-Sorin C. & B. Laca, 2003. Les noms sans déterminant dans les langues romanes, in Godard D. (ed.), Les langues romanes. Problèmes de la phrase simple. Editions du CNRS, Paris, 235-281.
  • Dobrovie-Sorin, Carmen, 1997. Types of predicates and the representation of existential readings, In Procedings of SALT VII.
  • Farkas, Donka, 2001. Vers une typologie sémantique des syntagmes nominaux, dans Kleiber, Laca, Tasmovski, Typologie des groupes nominaux, PUR.
  • Giry-Schneider, J., 1988. L’interprétation événementielle des phrases en il y a. Linguisticae Investigationes XII :1, 85-100.
  • Heim, I., 1982. The Semantics of Definite and Indefinite NP,Ph. D.dissertation, University of Massachussetts, Amherst, published in 1989 by Garland, New-York.
  • Higginbotham, James, 1987. Indefinitness and predication, in The Representation of (In)definiteness, édité par Reuland & Ter Meulen, Cambridge, MIT Press.
  • Hintikka, J., 1986. The Semantics of A Certain, Linguistic Inquiry, 17, 331-336.
  • Jespersen, O. 1971 [1924]. La Philosophie de la grammaire. Traduction française, A.-M. Léonard, Paris : Editions de Minuit.
  • Jespersen, O., [1937] 1984. Analytic Syntax, Chicago UP, 125-137.
  • Keenan, Edward L. & J. Stavi, 1986. A semantic characterisation of natural language determiners, Linguistics and Philosophy, 9, 253-326.
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  • Strawson, P.F., 1959. Individuals : An Essay in Descriptive Metaphysics. Routledge.
  • Van de Velde, D., 2005. Les interprétations partitive et existentielle des indéfinis dans les phrases existentielles locatives. Colloque de Bruxelles, 6-8 janvier 2005.
  • Ward, G., & Birner, B., 1995. Definitness and the English Existential, Language vol.17 n°4, 722-742.

Mots Clés

Quantificateur existentiel, individu (type e) / propriété (type (e,t)), événement.

Renvois Possibles